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L’Anglais ne lui adressa pas une parole pendant toute la soirée; mais, rentré chez lui, il alluma un chibouk et se mit ta songer à Mme Fortuni jusqu’au matin.

Pendant toute cette nuit, l’image d’Antonia alla s’embellissant d’elle-même dans le cerveau de William, et se parant sans cesse de nouveaux charmes. Dans ses yeux, quel feu contenu! Comme ils devaient briller, si quelqu’un avait le pouvoir de les animer! Quelle puissance voilée dans ce regard livré à une vague préoccupation ! Quelle expressive mobilité dans cette bouche dont le sourire ne semblait répondre qu’à des joies intimes! Sur ces lèvres finement dessinées se pressait tout un monde de pensées intérieures, obscur encore et caché, mais prêt à paraître au moindre ébranlement. Quelle énergie dans cette main longue et effilée, blanche et veinée de bleu, qui tirait tour à tour de la guitare des sons nerveux ou des bruits éteints! Dans tout ce corps svelte et élancé, le sang courait sous la peau, prêt à bouillonner, si on l’excitait. Et que de choses savait cette femme! Elle résumait en elle tout l’Orient, l’Orient avec ses harems somptueux, ses danses d’odalisques, ses robes traînantes, ses tentures bariolées, ses bains de marbre et de feuillage, ses parfums sensuels, ses rêveries de femmes à demi endormies derrière les fenêtres grillées; — l’Orient où rien n’est impossible, où il y a toujours assez de serviteurs pour faire ce que le maître a désiré, où l’on n’a qu’à imaginer un bonheur sans s’occuper des moyens de l’accomplir; — l’Orient avec ses cavalcades à travers les collines touffues, avec ses kiosques préparés dans le vallon pour le voyageur, auprès des larges fontaines où les chevaux s’abreuvent. Certes, Spentley avait déjà subi les désillusions que l’étranger trouve en Turquie; mais en ce moment tout prenait pour lui les couleurs des Mille et Une Nuits. Que de mystères insondables avait pénétrés cette femme! Elle avait écouté les longues causeries dans les maisons discrètes des pachas; elle avait recueilli les confidences des épouses et des esclaves; elle savait ce qu’il y a de jouissances et ce qu’il y a de douleurs dans l’amour paresseux de la femme asservie. En même temps, elle savait ce que c’est qu’être libre, aimer à ciel ouvert et inspirer un culte respectueux à un homme volontairement choisi. Elle connaissait à la fois les secrets de cette existence où l’épouse n’ose s’asseoir devant son seigneur, et de celle où l’homme s’agenouille aux pieds de la femme qu’il aime. Quel usage avait-elle fait de la science de son cœur? Avait-elle aimé? Ici commençaient les doutes de William. Toutefois son orgueil formulait assez nettement cette pensée, qu’Antonia n’avait pas encore rencontré un homme digne de sa tendresse, et qu’il était temps de se présenter. — D’ailleurs, se disait-il, que me fait le passé de cette femme? Me serais-je