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senti ému si j’avais trouvé une de ces créatures innocentes dont l’ignorance fait toute la pureté? Non; j’ai rencontré une femme intelligente et fière, qui s’épanouit dans la connaissance des choses, et qui a été trempée par le spectacle de la vie. Voilà celle qui peut sentir et donner le bonheur.

Comme William se livrait à ces pensées, il fut saisi par le froid du matin. Il porta son chibouk à ses lèvres, et n’aspira que la senteur acre du tabac éteint. Il but alors un verre de wiskey, se coucha dans une peau de mouton de Corse, et finit par s’endormir.

Il se réveilla plein des images qui l’avaient occupé; mais les pensées d’un homme qui se lève et s’habille ne sont plus fiévreuses comme celles qu’inspire l’insomnie. Homme de sens, habitué à voir les choses sous leur vrai jour, William résuma ses réflexions de la veille à peu près comme il suit: — J’aime Mme Fortuni, il n’y a pas à en douter. Je l’aime violemment. Maintenant qu’est-ce que cette femme? Est-ce une aventurière qui récolte des amans? Est-ce une intrigante qui cherche un mari? Est-elle digne des respects d’un gentleman? Il faut voir. Dès aujourd’hui je lui ferai connaître mon amour. Si je ne rencontre qu’une femme banale, j’en serai quitte pour une liaison passagère, et ma passion se guérira d’elle-même. Si je trouve une nature d’élite, alors je réfléchirai de nouveau, et je prendrai un parti.

Avez-vous vu un régiment anglais marcher au feu pour enlever une redoute? Les soldats ont pris sans parler leur lunch et leur thé. Ils se sont formés en colonne. Les mentons sont rasés de frais, les habits rouges sont soigneusement brossés. En face, la redoute est muette; derrière la palissade, les canons sont chargés; on entrevoit les pointes immobiles des baïonnettes. Cependant le régiment s’avance, d’un pas régulier, l’arme au bras. Une force secrète est en lui. On sent que rien ne l’ébranlera, qu’il suivra, sans dévier, la ligne droite, et ne s’arrêtera qu’après avoir franchi le retranchement. Tel était l’aspect de William quand il partit pour faire visite à Antonia.

La maison qu’habitait Mme Fortuni n’était séparée de la mer que par une rue ou chemin qui longe les remparts de Varna. Sur ce chemin s’ouvrait la porte, grande porte en bois vermoulu, surmontée d’une toiture en tuiles. Venait ensuite une cour mal fermée par un mur en pierres sèches à moitié démoli. Un des côtés de cette cour longeait une petite place montueuse et ravinée, d’où il semblait que l’on dût facilement franchir le mur. La maison se montrait au fond, toute en bois, mais recouverte d’un enduit de plâtre jaune, écaillé par larges surfaces. Le premier étage, avançant beaucoup sur le rez-de-chaussée, était soutenu par deux poteaux grêles, entre les-