Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/607

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voir éperdue et haletante à ses pieds; il savourait ses larmes et ses cris...

Antonia, de son côté, laissant la bride sur le cou de son cheval, cherchait à repousser la pensée qui la dominait depuis deux jours. Afin de fuir Spuro, elle avait voulu prendre part à la chasse aux bandits. Elle comptait sur la fatigue, le grand air, l’émotion d’un combat, pour oublier. Vain calcul! elle songeait à Spuro. Il lui semblait que, sous des habits d’homme, elle était l’ami, le camarade du batelier. Ils partaient ensemble à travers les mers; ils chantaient joyeusement. Elle prenait plaisir à lui dégrossir l’esprit; elle lui enseignait à lire, et pendant que l’écolier, assis aux genoux du maître, épelait dans un livre, elle regardait son front poli comme du marbre et ses joues veloutées comme des pêches. Puis tout à coup la scène changeait. Elle surprenait l’amour de Spuro pour une autre femme. Spuro fuyait avec sa maîtresse. Antonia le voyait partir, elle le suivait longtemps des yeux, et demeurait anéantie, seule dans le monde désert.

A qui songeait cependant notre ami Spuro, endormi dans son bateau à Varna? Peut-être à quelque grande fille aux tresses brunes entrevue dans une anse de l’Archipel. — Et à qui la grande fille aux tresses brunes? — En vérité, je ne saurais le dire. — Ainsi les amours des hommes s’enlacent l’un dans l’autre comme les anneaux d’une chaîne sans fin.

La troupe fit halte à onze heures de la nuit. On était sur le théâtre même du crime. Les débris des voitures pillées jonchaient le sol. Une rivière coulait près de là, et sur le bord opposé s’élevait un moulin, d’où pendant le jour on avait dû voir les assassins. Au dire même des gens de Varna, les bandits y étaient entrés plusieurs fois; peut-être plusieurs d’entre eux y passaient la nuit. Il fallait traverser la rivière. Giret fit chercher un gué. L’obscurité était complète; il n’y avait pas de lune. Le silence était profond; on voulait surprendre les gens du moulin. Quand le gué fut trouvé, la petite colonne se mit en mouvement.

— Ne craignez rien, dit à Mme Fortuni le docteur, qui se trouvait derrière elle.

— Je suis là, dit William, qui était à la droite d’Antonia, la devinant dans l’ombre plutôt qu’il ne la voyait.

— Je suis là, dit en même temps Nourakof, qui se trouvait de l’autre côté.

Le passage fut difficile; l’eau était haute. Les chevaux effrayés refusaient de s’engager dans le lit pierreux de la rivière. Ils se défendaient, ruaient et jetaient le désordre dans la colonne. On en fut quitte pour quelques gens tombés à l’eau. Le moulin fut cerné. On