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Cependant les cipayes encore sous le drapeau manifestaient les dispositions les plus menaçantes. Il y eut une tentative pour enlever les pièces au moment où elles sortaient des lignes. On vint avertir officieusement le capitaine de propos tenus dans les rangs de la troupe. Le premier coup de canon tiré sur Delhi devait être pour les cipayes le signal du massacre des Européens qu’ils avaient en leur pouvoir. Ces mêmes hommes, quand eut lieu la terrible explosion de l’arsenal, s’écriaient irrités « que le général était un bien méchant homme de faire ainsi tuer tant de monde. » Il était facile en un mot de prévoir leur défection, désormais inévitable. Aussi le capitaine de Teissier envoya-t-il aux artilleurs laissés jusqu’alors à la porte de Cachemyr l’ordre de ramener leurs canons. Il les vit d’abord avec joie revenir au trot de son côté; mais comme, au lieu de se diriger vers la Flag-Staff-Tower, ainsi qu’il le leur avait prescrit, ils tournaient du côté des cantonnemens, il crut à une direction mal indiquée, et partit au galop pour les ramener. En le voyant arriver, et dès qu’il fut à portée de voix, au lieu d’écouter l’ordre qu’il réitérait, les soldats d’escorte lui montrèrent leurs fusils par un geste significatif, et six d’entre eux, mettant genou en terre pour mieux viser, firent feu sur le vaillant officier. Son cheval seul fut atteint, et, quoique la blessure fût mortelle, le noble animal eut encore la force de ramener son maître jusqu’à la Tour. Il ne fallait plus songer qu’à se tirer comme on pourrait de l’horrible mêlée. En dernier message fut adressé au détachement qui tenait encore la porte de Cachemyr. Le capitaine qui le commandait se mit en retraite avec environ cent vingt hommes, ordonnant aux canonniers de le suivre; mais à peine à cent pas des murs, il entendit fermer la porte et retentir un feu de file. Les canons étaient pris, et on massacrait les officiers restés à l’arrière-garde pour les emmener. Avec eux périrent quelques civilians qui s’étaient mis, pour quitter la ville, à la queue de ce dernier convoi. Mistress Forrest, la femme de cet officier qui, peu d’instans auparavant, avait fait sauter l’arsenal, était de ce nombre, et reçut une balle à l’épaule. Pas un des Européens n’eût échappé, si la soif du pillage n’eût été plus vive encore que la soif du sang chez les cipayes, qui se jetaient tête baissée dans l’insurrection. Ils laissèrent là leurs victimes, dont quelques-unes purent s’échapper; d’autres se cachèrent, et de celles-ci encore quelques-unes ont survécu : le plus grand nombre pourtant, arrachées des asiles où on les avait reçues, périrent misérablement. C’est ce que constate une lettre écrite de Delhi, le 17 mai, au rajah de Jheend[1] par l’espion chargé de le tenir au courant.

  1. Le rajah de Jheend est un de ceux qui ont rendu les plus signalés services à la cause anglaise. C’est grâce à lui que les communications ont été maintenues entre le Pendjab et le district de Delhi. Ce témoignage lui est hautement rendu par le colonel Bourchier. Eight Month’s Campaign against the Bengal Sepoy Army, London, Smith Elder and C°, 1858, p. 33.