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honorifiques. Devant ce malheureux vieillard et les deux successeurs qui devaient tour à tour le remplacer sur le musnud, il n’était pas de génuflexions, de salams dérisoires qu’on marchandât à leur orgueil héréditaire. Jamais ils ne condescendirent à échanger une lettre avec les gouverneurs-généraux. Ils se bornaient à bien accueillir leurs « humbles pétitions, » qu’à vrai dire il n’eût pas été prudent de rejeter. Les envoyés de Calcutta n’entraient dans la salle d’audience, — le Dewan-khass, au pavé de mosaïque, aux colonnes incrustées de pierreries, — que déchaussés, la tête inclinée, les bras croisés sur la poitrine, dans l’attitude de la supplication[1]. Enfin on assure que l’ex-Mogol n’a jamais pardonné aux Anglais la hardiesse d’un des gouverneurs-généraux qui, admis à l’honneur de le contempler sur son trône, et voulant jouir plus à son aise de cette splendide exhibition, s’avisa de réclamer... un fauteuil. Ainsi vivait-il, se repaissant de chimères, croyant faire honneur aux Anglais quand il recevait d’eux le salaire mensuel dont ils payaient sa complaisance à contre-signer tous leurs décrets, à sanctionner toutes leurs volontés, mais en réalité plus dépourvu de toute-puissance, hors de l’enceinte où on l’avait confiné, que le moindre jaghirdar du Dekkan, le moindre taloukdar de l’Oude : du reste despote absolu dans ce vaste palais et souverain redouté de ses femmes, de ses bouffons, de ses bestiaires. Ce qui se passait derrière les murailles rouges qui entourent la résidence impériale, les mystères de cette cour oisive où fermentaient toutes les corruptions de la paresse abrutie et blasée, assez de gens le savent, tous peuvent le deviner, personne ne l’oserait dire. Quant à nous, nous y cherchons vainement la place d’une ambition quelconque, l’atelier d’une trame longuement et patiemment ourdie. Pour les révoltés comme pour les Anglais, il n’y avait là qu’un mannequin, une décoration, un drapeau. Le pouvoir, s’il en exista jamais à Delhi, n’était pas là. A vrai dire, il n’était nulle part : l’événement l’a prouvé.

Le roi donne son fils aux révoltés. Ce fils n’était pas plus militaire que le roi lui-même. Le roi fixe à quatre annas[2] par jour la solde des cipayes ; il envoie brûler des villages où on lui dénonce des fauteurs de la cause anglaise; il signe des proclamations, très assurément rédigées par d’autres que lui, et un beau jour, en face de cipayes altérés de sang, qui lui amènent des prisonniers, deman-

  1. Le capitaine anglais chargé de la garde du palais, fréquemment appelé auprès du Mogol, était également tenu de se déchausser à l’entrée des appartemens royaux. Bien plus, il ne lui était pas permis, en traversant les cours, d’avoir un parasol déployé sur sa tête, non pas même d’en porter un à la main, privilège accordé au plus humble des officiers de l’état-major impérial. Lettres de M. Russell au Times.
  2. L’anna vaut dix centimes.