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raisonne à l’arabe, il n’y a pas de motif en effet pour que ce qui a été cesse d’être, puisque la stabilité des habitudes n’a pour limite que la fin même des choses, la ruine et la destruction par le temps. Pour nous, vivre, c’est nous modifier ; pour les Arabes, exister, c’est durer. N’y eût-il entre les deux peuples que cette différence, c’en serait assez pour les empêcher de se comprendre. Depuis que tu l’as vu, le maître d’école a vieilli de deux ans ; quant aux enfans, les plus âgés sont partis, d’autres plus jeunes les ont remplacés ; voilà tout le changement : la naturelle évolution de l’âge et des années, rien de plus. Les écoliers continuent d’être placés sur trois rangs, le premier assis par terre, les deux autres étages contre le mur, sur des banquettes légères, superposées sans plus de façon que les rayons d’un magasin. Par la disposition du lieu, c’est une boutique ; pour le bruit et pour la gaieté de ses habitans, on dirait une volière. Le magister, toujours au centre de la classe, administre, instruit, surveille ; il met de trois à cinq années scolaires à enseigner trois choses : le Koran, un peu d’écriture et la discipline ; des yeux, il suit les versets du livre, la main posée sur une longue gaule, flexible comme un fouet, qui lui permet, sans quitter sa place, de maintenir l’ordre aux quatre coins de la classe.

Le café, je parle de celui qui fut le nôtre et qui est resté le mien, a comme autrefois pour kaouadji ce bel homme pâle et sérieux comme un juge sous ses voiles blancs et dans ses habits de drap noir. Tout le jour il est assis près de l’entrée, fumant lui-même autant que pas un de ses cliens, le coude appuyé sur le coffre vert, percé en forme de tirelire, qui reçoit, sou par sou, la recette du jour. Le service est fait par deux jeunes enfans. L’un est un petit garçon de sept ou huit ans, fort maigre, chétif et grimaçant, car il n’y voit que d’un œil. Quand il n’est pas en fonctions, c’est-à-dire occupé à porter les tasses et à présenter la pince à feu, on le trouve paisiblement assis aux pieds de son patron sur un escabeau trop haut pour sa taille, et qui l’oblige à ramener ses jambes à la manière des singes. Il s’appelle Abd-el-Kader, nom grandiose et difficile à porter comme celui de César, qui semble une ironie infligée à cette nature souffreteuse d’où ne sortira jamais un homme. L’autre est le type élégant et mou des enfans maures. Le long sarrau bleu qui est sa livrée de travail l’habille avec des plis tombans comme une robe, et dans notre monde, où les sexes sont mieux définis, il pourrait passer pour une jolie fille.

Tel est le centre de mes habitudes, et je dirai volontiers mon cercle. J’y suis connu et j’y connais à peu près tous les visages : On me réserve à titre d’habitué ma place sur la banquette où l’on sait que je viendrai m’asseoir, et dans cette compagnie fort mêlée de gens de