Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/72

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Aujourd’hui la boutique de Si-Brahim est occupée par un tourneur, qui fabrique des bouquins de pipe en ivoire à la place où j’avais vu le miskrômi.

En revanche, Si-Hadj-Abdallah est vivant, bien vivant, toujours dans son pittoresque carrefour, au fond de sa même boutique approvisionnée comme un bazar ; un peu maigri peut-être, ce qui fait que la peau de ses joues devient trop large, mais aimabk, courtois, mis avec le soin d’un homme bien né, plein de bonhomie comme un homme heureux, et toujours pilant son poivre dans son éclat de bombe anglaise. Ce morceau de bombe historique, conservé depuis le bombardement de lord Exmouth, rappelle une date mémorable dans la vie de ce vieillard malicieux, type accompli de la petite bourgeoisie algérienne.

Quant à Nâman, il fume encore un peu plus de haschisch que jamais. Grâce à ce régime meurtrier, il devient d’autant plus contemplatif qu’il existe moins. Sa pâleur est eflFrayante, et sa maigreur ne saurait surprendre quand on sait qu’il ne se nourrit plus que de fumée. Je pourrais bien le voir s’éteindre, ou, s’il traîne jusqu’à mon départ, je lui dirai alors avec certitude adieu pour l’éternité. Il passera doucement de ce monde dans l’autre au milieu d’un rêve qu’aucune agonie, j’espère, ne viendra briser. Il n’a plus de la vie que le sommeil, quand il dort et s’il dort, ce qui n’est pas probable. Déjà il appartient à la mort par l’immuable repos de l’esprit et par la légèreté d’une âme dont les liens terrestres sont aux trois quarts détachés. Ce sage aura donc résolu le problème de mourir sans cesser de vivre, ou plutôt de continuer de vivre sans mourir.

Il m’a reconnu ; peut-être m’a-t-il pris pour un habitué de ses rêves, car il m’a souri sans surprise d’un sourire familier et comme s’il m’avait vu la veille. Il m’a cependant demandé d’où je venais. Je lui ai répondu : — De France.

— Tu aimes donc les voyages ?

— Beaucoup.

— Et moi aussi. Vivre, c’est quelque chose pour apprendre, ajouta-t-il ; mais voyager, c’est mieux.

Toujours étendu sur la même banquette, au fond du même café où je l’avais laissé, il fumait encore la même petite pipe à tuyau mince enjolivé d’un fourreau d’argent. Toute sa barbe est tombée ; son visage est celui d’un enfant mourant. Certains fumeurs évaluent la distance qu’ils ont à parcourir d’après la durée d’un cigare. On peut calculer dès aujourd’hui à combien de pipes Nâman est du cimetière Sid-Abd-el-Kader, où je l’attends.