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tir ; je parle du sens vrai de cette phrase qui se prête à plusieurs interprétations. Cette femme est-elle Kabyle ? ou bien est-ce un terme injurieux choisi pour la qualifier ? Abdallah, en méthodiste fervent et pétri d’intolérance, déteste et méprise tout ce qui est Kabyles et Juifs. Il emploie ces noms comme autant de blasphèmes. Kbaïl et Youdi, — Kbail-ben-Kbaïl, c’est-à-dire Kabyle fils de Kabyle, voilà les seuls termes violens qu’il se soit permis devant moi ; mais il y met un accent d’incroyable aversion, et cela équivaut tout à fait à la formule de chien fils de chien. Donc, si c’est là ce qu’il entend par Kabyle, je sais à quoi m’en tenir sur la qualité de la femme. Dans le cas contraire, je ne saurais lui faire un crime d’être née dans la montagne, et cela m’explique, en l’excusant, comment elle oublie de mettre des bas quand elle va au bain.


Décembre.

Toujours du beau temps. On ne croirait jamais que l’année s’achève. Moi qui vis en plein air, me levant avec le jour, ne rentrant qu’à la nuit ; moi qui assiste, minute par minute, au déclin de cette saison riante, c’est à peine si je m’aperçois qu’un jour succède à l’autre. Aussi j’ignore les dates, et je ne cherche point à recouvrer encore le sentiment de la durée que j’ai perdu, grâce à des illusions trop rares. L’impression du moment répète avec une telle exactitude les souvenirs de la veille, que je ne les distingue plus. C’est un long bien-être, inconnu de ceux qui vivent livrés aux oscillations de nos climats variables. La nuit le suspend sans l’interrompre, et j’oublie que mes sensations se renouvellent en les voyant chaque matin renaître toujours pareilles et précisément aussi vives. Ici comme ailleurs, l’état du ciel règle d’une manière infaillible celui de mon esprit. L’un et l’autre, depuis un mois, sont, si je puis le dire, au beau fixe.

Voici ma vie en deux mots : je produis peu, je ne suis pas certain d’apprendre quelque chose, je regarde et j’écoute. Je me livre corps et âme à la merci de cette nature extérieure que j’aime, qui toujours, a disposé, de moi, et qui me récompense aujourd’hui par un grand calme des troubles, connus de moi seul, qu’elle m’a fait subir. J’essaie les cordes les plus sensibles et les plus fatiguées de mon cerveau pour savoir si rien n’y est brisé et si le clavier en est toujours d’accord. Je suis heureux de l’entendre résonner juste ; j’en conclus que ma jeunesse n’est pas finie, et que je puis encore donner quelques semaines de grâce au plaisir indéterminé de me sentir vivre. Peu de gens s’accommoderaient d’un semblable régime, et je ne proposerai jamais mes promenades champêtres pour exemple aux voyageurs de profession. À mon sens, la vie que je mène n’en a pas moins des côtés assez sérieux ; peut-être seras-tu de mon avis. Quelle