Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/814

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un autre Philippe, » se représentera toujours à la pensée partout où un homme de cœur, voyant souffrir de l’esclavage un peuple fait pour la liberté, pourra lui reprocher de s’être asservi lui-même par ses fautes. L’admirable serment par ceux qui sont morts à Marathon fera toujours la consolation et l’orgueil des vaincus qui n’auront pas failli. Je ne cite que ces traits toujours cités, dont on se souvient dès qu’il est question de Démosthène; mais toute son éloquence produit une impression semblable, et qui fait bien oublier les beaux discours. L’esprit y est aiguisé par le caractère, et la logique renforcée par la volonté. Démosthène admirait, je n’en doute pas, la phrase du vieux maître, et ne prétendait pas l’égaler; mais il trouvait quelque chose de mieux, l’éloquence où il n’y a point de phrase. Démosthène cependant ne ferait aucun tort à Isocrate (il en est trop loin), si celui-ci n’était allé s’adresser à Philippe. C’est le nom de Philippe qui, en amenant celui de Démosthène, diminue le professeur de morale et d’éloquence avec toute sa philosophie et tout son art.

On le voit bien, lui qui impute aux orateurs du peuple d’être jaloux de lui, il est évidemment jaloux d’eux. Il leur envie, je le crois, la domination qu’ils exercent, les acclamations de la foule émue, la poussière qu’ils soulèvent pour ainsi dire. Il souffre de n’avoir pas la hardiesse et la voix, car il semble croire que c’est tout ce qui lui manque pour être de ceux qui sont puissans par la parole. Il voudrait se rapprocher d’eux et compter comme eux dans les grandes crises politiques. Nous au contraire, si nous voulons le voir à son avantage, nous ne le prendrons pas dans ces situations trop fortes pour lui, mais plutôt dans ceux de ses discours où la politique militante, comme nous dirions, tient le moins de place, et où tout le monde est aisément de son parti, parce qu’il n’en a guère d’autre que celui des beaux sentimens. Rappeler sans cesse les peuples et les citoyens à l’amour de la vertu, de la sagesse, de la gloire, de la patrie, lors même que cela ne résout rien des difficultés de chaque jour, c’est pourtant encore une tâche utile, car il est toujours bon d’élever les cœurs. Et si ces nobles impressions ne préservent pas absolument l’orateur lui-même d’une faute, elles peuvent préserver les autres de s’y laisser aller à son exemple. Je ne doute pas que parmi les auditeurs d’Isocrate beaucoup ne se soient défendus de la séduction de la Lettre à Philippe par les accens généreux du Discours panégyrique ou de l’Archidame, et ne se soient fortifiés, pour lui résister, des traits de sa propre éloquence.

Il excelle surtout à célébrer son pays et à remplir les Athéniens de l’idée de la grandeur d’Athènes. Des sages bien sévères se gardent de cet enthousiasme patriotique comme d’une illusion qui peut avoir ses dangers; Isocrate s’y livre avec complaisance, et on ne