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Il est triste qu’un beau sentiment, qui remplit tant de pages dans Isocrate, soit absent de la Lettre à Philippe, et qu’Isocrate n’y parle d’Athènes que pour l’effacer devant le Macédonien. Il met d’ailleurs de la délicatesse, comme toujours, dans l’expression de sa pensée; c’est sa pensée même qui n’est pas assez délicate. Le Panathénaïque, qui parut sept ans plus tard et qui n’a d’autre sujet que l’éloge d’Athènes, peut être regardé comme un effort de l’orateur pour donner satisfaction à l’amour-propre de ses concitoyens; je doute pourtant qu’il ait réparé l’effet de la Lettre à Philippe, car il ne touche pas à ce qui était présent et qui occupait les âmes; il ne fait que reprendre le vieux parallèle d’Athènes et de Lacédémone : or ce n’était pas sur Lacédémone qu’il s’agissait alors de l’emporter. Ce parallèle était bon aux temps du Discours panégyrique, quand, rien encore ne s’élevant du dehors qui fut une menace pour la Grèce, les grandes cités grecques avaient seulement la Perse en face d’elles; l’orateur alors pouvait appeler sa patrie, et non pas le Macédonien, à l’honneur de conduire l’Europe contre l’Asie. En un mot, c’est avant Philippe qu’Isocrate est vraiment à son aise dans l’éloge d’Athènes et qu’il y déploie tout l’éclat de son talent. L’effet du Discours panégyrique, chef-d’œuvre de sa pleine maturité, paraît avoir été immense; cette ville, que tous ses orateurs célébraient sans cesse, ne s’était jamais entendu célébrer ainsi. Une si brillante parole effaçait les sombres souvenirs du désastre d’Ægos-Potamos et de la domination des trente, car c’est surtout aux heures de tristesse et d’humiliation qu’un peuple aime à se draper dans sa gloire. Tout ce qui s’est dit depuis, pendant des siècles, en l’honneur des Athéniens n’a été que le prolongement et comme l’écho de ce discours. Pareil à ces trésors où sont ramassées et exposées aux regards toutes les richesses des rois d’Asie, il contient le dépôt de tous les titres d’Athènes, présentés dans leur plus beau jour. Et en le lisant, je serais volontiers jaloux; je voudrais que ma patrie, si riche d’ailleurs en éloquence, eût aussi son Discours panégyrique. Lorsque des esprits attristés étalent à ses yeux ses abaissemens et ses misères, je voudrais qu’elle pût reporter ses regards avec une juste complaisance sur un portrait d’elle-même où elle se reconnût dans toute sa grandeur. Cependant il ne faut pas se plaindre que, toujours pressée d’aller en avant, elle ait négligé de s’arrêter à contempler la route parcourue. Au moment où Isocrate écrivait, on peut dire que l’histoire était finie pour Athènes libre, et sa belle composition fut comme l’oraison funèbre de sa république, qui s’ensevelissait dans son passé. Ceux qui vivent et qui ne sentent pas que l’avenir leur manque n’ont pas besoin de se réfugier ainsi dans leurs souvenirs.