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recommander les principes; pour la forme, en ce que, comme lui, il prend le ton d’un orateur, et n’est orateur qu’avec sa plume. Il n’emploie pas la fiction d’un discours public, et comment l’emploierait-il, puisqu’il écrit dans un pays et dans un temps où cette fiction ne représenterait rien de réel? Et cependant, comme il a toujours été permis, comme il le sera toujours en France, d’être orateur dans sa chambre, Balzac a pu encore prendre un orateur de cette espèce pour lui faire prononcer ce qu’il écrit, et c’est le cadre qu’il a adopté dans deux grands ouvrages, l’Aristippe et le Socrate chrétien. Que vaut Balzac comparé à Isocrate? Il est moderne et Français, et il sait par conséquent bien des choses qu’on ne pouvait savoir il y a deux mille ans dans Athènes. Il a profité des spectacles et des leçons de l’histoire. En philosophie, il est le disciple, non plus seulement de Socrate, mais de tous les penseurs de tous les temps; la sagesse antique et la doctrine chrétienne, l’esprit nouveau qui, à travers cette doctrine encore régnante, s’ouvre sa voie, tout a fourni quelque chose à son éloquence; il vit dans une société très cultivée, qui donne lieu à une multitude d’observations délicates; il a l’avantage de ce côté, comme La Bruyère l’a sur Théophraste. Je dirai encore : Il est moderne et Français; il a donc plus qu’Isocrate de ce que nous appelons de l’esprit; les rapprochemens piquans, les surprises, les images heureuses, abondent dans son style. Cependant l’Athénien reste plus grand. Combien sa situation est plus belle! Il n’a ni maîtres, ni supérieurs dans sa patrie; la chose publique, sur laquelle il donne ses pensées, n’est à personne plus qu’à lui; il n’a besoin pour parler du congé ni de l’agrément de personne; il avertit quand il veut, comme il veut, sa république ou la Grèce entière sur leur conduite ou sur leurs intérêts. S’il accorde un éloge à des rois, c’est une faveur qui a d’autant plus de prix qu’il ne leur doit rien; les rois ne peuvent rien contre lui, et tout ce qu’ils peuvent pour lui est d’ajouter à sa richesse; mais sa richesse ne dépend pas d’eux, et encore moins sa grandeur : il ne relève que de son talent et de l’admiration qu’il inspire à un peuple libre. Balzac au contraire n’est pas un citoyen; il est, en qualité d’homme de lettres, un très mince personnage, qui ne compte pas parmi les hommes de gouvernement, ni les hommes de cour: il écrit sous le bon plaisir d’un ministre tout-puissant à qui il doit une pension médiocre et mal payée. Et si ce ministre ne lui dicte pas précisément, comme à un secrétaire, les idées qu’il doit développer devant le public en belles phrases, il est clair pourtant qu’il faut que ces idées lui agréent, et qu’il n’y a pas à être d’un autre avis que le sien. Écrire dans ces conditions, se faire conseiller politique quand il n’existe aucune liberté en politique que celle de louer, ne suppose pas une grande fierté d’âme,