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base solide; on les avait adoptés avec un entraînement irréfléchi. C’est sur un terrain beaucoup mieux préparé que le mouvement devait se déclarer; l’étude approfondie de la philosophie allemande détermina une autre forme d’alliance entre la satire et l’ode. Cette nouvelle tendance trouva un interprète éloquent dans Lermontof, génie sombre et dédaigneux. Comme Pouchkine à ses débuts, Lermontof se croyait inspiré de Dieu ; mais cette pensée, bien loin de lui donner un noble orgueil, éveilla dans son cœur le désespoir et la haine.


« Depuis le jour où le juge éternel me donna la divination prophétique, s’écrie-t-il, je lis dans les yeux des hommes la méchanceté et le vice. Je proclamai les saints enseignemens de l’amour et de la vérité; tous mes proches m’assaillirent de pierres dans leur fureur. Je me couvris la tête de cendres, je m’enfuis des villes comme un mendiant, et me voilà vivant dans le désert de la nourriture que Dieu donne en aumône aux oiseaux. J’y observe les commandemens du Tout-Puissant. Les animaux de la terre me montrent de la soumission, et les étoiles m’écoutent en lançant gaiement leurs rayons; mais lorsque je traverse d’un pas rapide la cité bruyante, les vieillards disent aux enfans avec un sourire de satisfaction : « Regardez, voilà qui doit vous servir d’exemple! Il était fier, il n’a pas voulu vivre avec nous. Homme aveugle! il voulait nous persuader que Dieu parlait par sa bouche! Voyez-le, enfans, comme il est sombre, et maigre, et pâle! voyez comme il est pauvre et nu, comme chacun le méprise! »


Ailleurs le poète revient sur cette idée désolante avec la même concision expressive : « Te réveilleras-tu enfin, prophète tant conspué? se demande-t-il. A la voix de la vengeance, ne tireras-tu jamais de son fourreau d’or ton glaive couvert de la rouille du mépris? » C’est bien là le poète qui convient à la génération nouvelle; comme lui, des hauteurs où elle s’est réfugiée, elle contemple avec un orgueilleux dédain le spectacle que présente la Russie, et pour tromper le besoin d’activité dont elle se sent dévorée, elle se jette à corps perdu dans la dissipation; aussi les chants de Lermontof sont-ils accueillis avec enthousiasme.

Après la fin tragique de Lermontof, qui, victime de passions désordonnées, succomba dans tout l’éclat de son talent, plusieurs poètes se disputèrent l’attention du public lettré. Aucun malheureusement ne put atteindre à la puissance d’inspiration qu’on admire dans le Démon. Seul, M. Maïkof, au milieu de pages trop facilement écrites, laisse échapper quelques accens virils, quelques vues hardies et profondes sur les destinées de l’empire russe. Citons encore deux autres poètes, Feth et Toutchef, qui se distinguent l’un par une grâce tout à fait antique, l’autre par une mélancolie pleine de charme. Un paysan, Koltsof, laisse échapper quelques chants, et sa voix