Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/847

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je le connais, hélas! Associée pour la vie à un homme grossier et ignorant, tu ne te berças jamais d’un fol espoir; l’idée de résister à ton sort t’épouvantait. Quoique ton âme fût fière et belle, tu supportais ton malheur avec la résignation de l’esclave... et sur ton lit de mort, ta voix murmura le pardon de tout ce qu’il t’avait été donné d’endurer!....

« Et toi aussi, ô ma sœur bien-aimée ! toi qui partageas longtemps les humiliations et les peines de cette victime sans plainte, tu n’es plus ! Chassée par la honte de ces lieux peuplés de bouffons, de concubines et de piqueurs, tu confias ta destinée à un homme que tu ne connaissais pas, que tu n’aimais pas.... Mais fidèle image de ta mère, lorsqu’on te coucha dans un cercueil, ton sourire froid et sévère fit tressaillir ton bourreau lui-même, et il pleura.

« Voici la maison grise, la vieille maison!... Maintenant elle est vide et silencieuse, ni femmes, ni chiens, ni bouffons, ni valets.... Mais autrefois! oh! je ne l’ai point oublié! on s’y sentait oppressé; petits et grands soupiraient en silence. J’allais me jeter dans les bras de ma nourrice... Oh! combien je l’ai pleurée! A son nom seul, je tombais en extase, et longtemps je respectai sa mémoire... Mais quelques traits de cette bonté insensée qui me fut si nuisible se présentent à mon esprit,.... et mon cœur se remplit d’une haine nouvelle! Non, dans toute mon enfance turbulente et triste, il ne se trouve point un seul souvenir consolant et cher. Tout ce qui a troublé mes premiers jours, tout ce qui a jeté sur moi une flétrissure que rien ne saurait effacer a son origine là, sous le toit paternel !

« Et jetant les yeux autour de moi avec dégoût, je suis heureux de voir que le vieux bois qui servait d’asile dans les chaleurs de l’été est abattu. L’aire a été dévorée par l’incendie ; le troupeau se tient immobile, la tête basse, devant le ruisseau desséché. Cette maison maintenant vide et sombre, cette maison jadis remplie par le bruit des coupes et des chants, par l’éternel murmure des sentimens étouffés, cette maison où celui-là seul qui écrasait tous les autres respirait et agissait librement, elle est penchée sur ses fondemens et menace ruine.... »


Telle fut l’enfance du satirique russe; on voit qu’il apprit de bonne heure à connaître le poids de la tyrannie et tous les raffinemens de la débauche. La triste destinée de sa mère et de sa sœur, malheureuses victimes d’une oppression brutale, justifierait à elle seule le sentiment d’indignation qui éclate dans ce morceau. Le poète a le droit de se montrer sévère ; des souvenirs comme ceux auxquels il est ramené ne peuvent s’oublier. D’ailleurs le triste intérieur où il se transporte par la pensée est en petit l’image du monde au milieu duquel il tient la plume, et dès lors on comprend qu’il ne se sente point disposé à en parler avec ménagement.

Dans une autre pièce intitulée Imitation de Lara, M. Nekrassof débute également par quelques traits qui nous reportent à son enfance, mais il ne s’y arrête pas. La scène change : le poète a quitté le toit paternel; il ne reverra plus cette sombre demeure que pour se réjouir de la trouver en ruines. Le voilà livré à lui-même au milieu d’une ville populeuse, à Pétersbourg; comment va-t-il em-