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les cheminées, le bruit éclatant de la pluie? Le jour baissait, il faisait presque nuit. Ton enfant pleurait ; tu réchauffais de ton souffle ses mains froides. Il ne s’apaisait pas, et ses cris étaient perçans... L’obscurité augmentait; après avoir longtemps pleuré, l’enfant expira... Pauvre mère! Mais à quoi bon ces larmes? Demain, la faim nous endormira à notre tour d’un sommeil profond et doux; notre hôte achètera, en nous maudissant, trois bières, puis on nous emportera pour nous mettre côte à côte!...

« Assis chacun dans un coin de la chambre, nous étions sombres et taciturnes. Je m’en souviens, tu étais pâle et affaiblie; une pensée mûrissait en secret dans ton esprit; un combat pénible agitait ton cœur. Je m’endormis; tu partis en silence, mais parée comme une fiancée qui marche à l’autel, et une heure après tu rentrais d’un pas pressé, apportant une bière pour ton enfant et à manger pour son père. Nous apaisâmes notre faim dévorante, un bon feu éclaira la chambre sombre, nous habillâmes l’enfant, et nous le couchâmes dans le cercueil... Était-ce un heureux hasard qui nous avait sauvés? Dieu nous avait-il pris en pitié? Tu ne t’empressas pas de me faire un triste aveu, je ne te fis aucune question; mais nous avions l’un et l’autre un poids sur le cœur, j’étais sombre et irrité !

« Qu’es-tu devenue? As-tu succombé en luttant douloureusement avec la misère? Ou bien, suivant le chemin ordinaire, as-tu fini comme tant d’autres? Personne ne prendra ta défense! Chacun te donnera un nom terrible; moi seul, je sens qu’une malédiction soulève mon sein, mais elle éclaterait vainement! »


Nous l’avons dit, l’invocation adressée à la Muse par M. Nekrassof trouve dans de telles pages son plus saisissant commentaire. Ce n’est pas la nature seule qui l’a fait poète; la véritable source de son talent doit être cherchée ailleurs. C’est aux douloureux combats de la vie qu’il est redevable de sa verve satirique. De là son énergie sombre et farouche : il ne chante pas, il maudit; mais l’indignation qui le transporte se manifeste surtout dans les strophes où il s’inspire de la société elle-même. C’est alors qu’il nous apparaît comme un juge inexorable; l’état moral des classes supérieures le révolte, et malgré toute la concision de son style et la sobriété de son imagination, ce sentiment éclate à tout instant. Ce n’est pas de lui que l’on pourrait dire avec Chateaubriand : » La Muse a souvent retracé les crimes des hommes; mais il y a quelque chose de si beau dans le langage du poète, que les crimes même en paraissent embellis. » De sa plume ardente, M. Nekrassof fouille, avec le calme apparent des passions concentrées, jusque dans les entrailles de la société russe, et il en étale avec une ironie amère et brutale les désordres et les honteuses faiblesses. Plusieurs moralistes russes nous ont familiarisés avec de telles audaces ; mais aucune de ces esquisses de mœurs ne saurait être comparée aux scènes que M. Nekrassof nous expose. Quelque restreint que soit le cadre dont il fait choix, ce cadre suffit toujours au développement de la pensée qui l’inspire,