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mure, le tout très écaillé par le temps, un peu délabré, brûlé cle soleil, verdi par l’humidité, en somme un agréable échantillon de couleur qui fait penser à Decamps. Une longue série de degrés bas et larges, dallés de briques posées de champ et sertis de pierres émoussées, mènent par une pente douce de la route à l’abreuvoir. On y voit des troupeaux d’ânes trottinant d’un pied sonore, ou des convois de chameaux qui y montent avec lenteur et viennent plonger vers l’eau leurs longs cous hérissés, avec un geste qui peut, suivant qu’on le saisit bien ou mal, devenir ou très difforme ou très beau. En face s’ouvre, par une grille française flanquée de pilastres et précédée de tristes acacias, la grande allée pleine de roses encore fleuries du Jardin d’essai. J’y vais quelquefois, mon ami, mais je n’en parlerai pas, n’étant pas botaniste et n’étudiant au surplus que les choses arabes.


Même date, le soir.

J’ai achevé ma journée, parmi les arbres, à regarder des maisons turques. Il y a toute une partie des collines où ces constructions élégantes sont en très grand nombre. On les voit poindre çà et là par-dessus les feuillages à très petite distance les unes des autres, et si bien entourées que chacune d’elles a l’air d’avoir son parc. Toutes sont bâties dans une situation pittoresque, sur un échelon des pentes boisées, et toutes regardent la mer. En s’ élevant soi-même sur ce vaste amphithéâtre, disposé régulièrement en terrasse, on peut imaginer la belle et grande vue dont jouissent les habitans de ces jolies demeures. Aujourd’hui, sans exception, elles appartiennent à des Européens. Aussi le grand mystère qu’elles recelaient s’est évanoui, et beaucoup de leur charme a disparu. L’architecture de ces maisons n’a plus grand sens appliquée aux habitudes européennes. Il faut donc les prendre pour l’agrément de leur aspect extérieur et les étudier comme autant de monumens gracieux d’une civilisation exilée.

Habitées par le peuple qui les avait bâties et je pourrais dire rêvées, ces demeures’ étaient une création à la fois des plus poétiques et des plus spirituelles. Ce peuple avait su faire des prisons qui fussent des lieux de délices et cloîtrer ses femmes dans des couvens impénétrables aux regards et transparens. Pour le jour, une multitude de petites ouvertures, des jardins tendus de jasmins et de vignes ; pour la nuit, des terrasses : quoi de plus malicieux et en même temps de plus prévoyant pour la distraction des prisonnières ? Ces maisons si bien fermées n’ont, pour ainsi dire, pas de clôture. La campagne y pénètre en quelque sorte et les envahit. Le sommet des arbres touche aux fenêtres ; on peut, en étendant le bras, cueillir