Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/854

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

disposent à reprendre leur vol, la fête est finie... Allons, bon voyage! Les voici qui s’envolent tous en même temps avec de grands cris. Attention! alignement! toute la bande a pris son vol. On dirait d’un réseau noir étendu entre le ciel et la terre. »


Ce chant lamentable n’accuse pas seulement, comme les strophes précédentes, une vive sympathie pour la cause populaire sous les dehors d’une indifférence et d’un dédain qui rappellent un peu les poètes de l’école byronienne; on y retrouve, nous le répétons, plusieurs traits qui indiquent une parfaite connaissance du paysan russe, et entre autres cet esprit positif, calculateur, qui ne l’abandonne jamais, même dans les plus grandes afflictions. On dirait d’un enfant vieilli avant l’âge. C’est que, plus qu’aucun autre, le peuple russe a été éprouvé par le sort : relégué sur les confins de l’Europe, au milieu des neiges, il a gémi durant des siècles sous le joug du Tartare, et ne l’a rejeté que pour subir les rigueurs du servage. La condition, l’état moral de ce peuple si durement éprouvé ont encore fourni à M. Nekrassof le thème de beaucoup d’autres compositions. Dans une pièce intitulée l’Eau-de-Vie, il s’attaque résolument à un vice national.


« Le sotski[1] m’a battu de verges sans motif. Cela est dur à supporter! Je sais bien que je ne suis pas grand’chose, mais, voyez-vous, c’était pour la première fois. Lorsque j’y pense, j’en frémis encore, et mon cœur devient de plus en plus triste. Comment lèverai-je maintenant les yeux sur mes frères? comment me présenter devant ma chérie? Je restai longtemps couché sur le four, en silence, et ne goûtai pas du chti[2]. Pendant la nuit, le diable me souffla à l’oreille de mauvais conseils, et le matin je me levai tout sombre; impossible de dire ma prière. Et, sans parler à personne, sans me signer, je sortis dans la cour. « Frère, me cria tout à coup ma sœur, ne veux-tu pas un peu d’eau-de-vie? » J’en avalai tout un chtof[3], et ne quittai pas la maison de la journée.

« J’étais épris de la fille du voisin, la jolie Stéphanida. Je la demandai à son père, — le vieux et sa fille me trouvaient à leur gré; mais il paraît qu’un autre gars se prosterna devant notre starosta[4], et quelque temps après je le vis passer avec ma belle pour se rendre à l’église. Le cœur n’est pas de pierre. Je sautai par la fenêtre comme un forcené. « Attends, me dis-je, je saurai bien te rejoindre!... » Et, pour me donner du courage, j’allai au cabaret pour boire un coup. J’y trouvai le frère Petrouka; il me régala; je ne voulus pas rester son obligé... Je me sentis le cœur soulagé; je m’endormis en embrassant Petrouka, et le lendemain je laissai là mon idée de vengeance.

« Je partis pour la ville et m’engageai à reconstruire tous les poêles dans

  1. Employé de la police rurale.
  2. Potage de choux fermentes.
  3. Mesure qui équivaut à un litre environ.
  4. Maire.