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la maison d’un marchand. Au bout du mois, l’affaire était faite, et j’allai lui présenter mon compte. — Tu m’as surfait, coquin! s’écria-t-il. Je lui reprochai sa mauvaise foi; il me menaça de la justice, me dit qu’il ne me donnerait pas un groche[1], et me fit jeter à la porte. Je revins chez lui bien des fois depuis; il n’y était jamais pour moi. Comment payer mon artel[2] ? — On va me mettre en prison, me dis-je en me montant la tête ; je suis perdu ! — Et j’allai me coucher comme un voleur dans la maison d’un ami. — J’attendais; mais le froid me saisit. En face était un cabaret. — Pourquoi ne pas y entrer? me dis-je, et j’y laissai mon dernier sou. Je pris dispute je ne sais avec qui, et le lendemain je me réveillai en prison. »


Est-il bien vrai cependant que le désespoir soit l’unique cause du vice dont le poète nous étale ici, avec une complaisance ironique, les fatales conséquences? On peut en douter : le paysan russe a pour les liqueurs enivrantes quelque chose de la passion qu’elles inspirent aux sauvages du nouveau continent. C’est qu’aux précieuses qualités dont il est doué se joint une rudesse qui touche à la sauvagerie. Malheur à qui ne craint point de l’éveiller! On a pu s’en convaincre dans toutes les crises populaires qui se sont produites en Russie. M. Nekrassof ne manque point de le rappeler; il a emprunté au séjour de l’armée française en Russie, lors de l’invasion de l’année 1812, l’épisode suivant :


« Oui, troupier, — fait-il dire par un paysan à un soldat, — tu t’es battu dans cette guerre, et puis tu as lu des livres ; mais laisse-moi te raconter une chose : nous autres paysans, nous avons aussi mis la main à ces affaires-là.

« Lorsque le Français est venu se frotter à nous, il a bientôt vu qu’il n’y gagnerait rien ; alors, tu sais, a commencé la débâcle. Toute une famille nous tombe entre les mains : un père, une mère et trois petits. Le compte du moussiou n’a pas été long à régler, et ce n’est pas avec des fusils que nous l’avons expédié, mais à coups de poing. La mère se mit à crier, à gémir; elle s’arrachait les cheveux. Nous la regardions : ça faisait pitié; nous voilà tout attendris ; un bon coup de hache retendit à côté de son mari. Mais les enfans ? Ils étaient tout éperdus ; il se tordaient les mains, ils sanglotaient, couraient; ils balbutiaient je ne sais quoi dans leur langue et pleuraient en chœur, les pauvres chéris. Les larmes nous venaient aux yeux. Que faire? On discuta longtemps; nous les avons abattus au plus vite, et nous les avons jetés tous dans le même trou....

« Ainsi donc, mon vieux, tu le vois : nous ne sommes pas restés les bras croisés, et sans nous battre comme vous autres, nous avons fait notre affaire. »


Que conclure de tous ces âpres tableaux? N’y a-t-il donc pas en Russie des aspects moins tristes, et une sève féconde ne circule-t-elle pas parmi tous ces élémens de corruption? Le poète n’inter-

  1. Monnaie de cuivre.
  2. Compagnie d’ouvrier.