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rompra-t-il pas ses mordantes invectives? Un rayon d’espérance et de joie ne viendra-t-il pas éclairer ces ténèbres? Une seule fois, cette violente inspiration semble s’adoucir. Écoutez ce chant inspiré par une course à travers les campagnes désertes de la Russie du nord.


« Allons, marche donc, au nom du ciel! dit-il familièrement à son conducteur paresseux. Rien que le ciel, des sapins et des sables arides ! La route n’est pas gaie... Eh! crie-t-il à un enfant qui passe, monte et assieds-toi à mes côtés, l’ami!

« Pauvre enfant! ses pieds sont nus, il est sale, sa poitrine est à peine couverte... N’en rougis pas! Qu’importe? Plus d’un homme célèbre a commencé comme cela... Qu’as-tu dans ta besace? Un livre ! Bien, tu vas prendre une leçon. Je le devine, le père a dépensé pour son fils son dernier groche, ou bien la vieille femme du diatchok[1] t’a donné la petite pièce d’argent qu’une marchande dévote lui avait offerte pour s’acheter du thé. Mais peut-être es-tu un dvorovoï[2] affranchi?... Eh bien! cela s’est déjà vu; n’aie pas peur, tu feras ton chemin!... Tu apprendras bientôt à l’école qu’un paysan d’Arkhangel[3] a su, avec l’aide de Dieu, acquérir et sagesse et honneurs. Il y a encore de bonnes âmes en ce monde. Quelqu’un te conduira à Moscou. Tu prendras place sur les bancs de l’université. Ton rêve se réalisera! Alors une large voie s’offrira à tes yeux; travaille et ne crains rien...

« Voilà pourquoi je t’aime, ô ma Russie ! Le pays qui sait tirer des rangs du peuple tant de grands hommes n’est point perdu. Quelle meilleure preuve de sa fécondité que de voir sortir de son sein tant de natures bonnes, honnêtes, tant de cœurs aimans, au milieu de cette foule de nullités et d’indifférens bouffis d’un sot orgueil ! »


Telles sont les pages instructives et navrantes d’un recueil satirique qui nous a paru offrir non-seulement l’intérêt d’une hardie tentative littéraire, mais de précieux indices sur l’état moral de la Russie à la fin du dernier règne. Le tsar Nicolas Ier avait eu la prétention audacieuse de déraciner, par un régime de compression absolue, toute idée d’indépendance au sein des classes supérieures. Qu’en est-il résulté? Une réaction violente dans les esprits, réaction qui explique à la fois le succès de M. Nekrassof et le caractère de son inspiration. L’ardeur fiévreuse que trahissent les chants du satirique russe est une des conséquences ordinaires de l’oppression appliquée à un peuple que la civilisation n’a pas encore amolli. Il faut remarquer toutefois que cette oppression a cessé, et que le mouvement libéral doit prendre en Russie des allures différentes de celles qui s’étaient manifestées il y a trente ans. On ne verra pas se renouveler les scènes de violence qui ont ensanglanté, au commence-

  1. Chantre d’église.
  2. Domestique serf.
  3. Lomonosof.