Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/860

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

traite l’on nomme, je crois, la breloque, quand une idée lumineuse traversa son esprit : — Messieurs, s’écria-t-il avec impétuosité, si nous faisions tourner cette table?

— Ah! répliqua le peintre, qui dessinait dans un coin, près de la fenêtre, u n’en coûte rien d’essayer; mais, bah! une table sur laquelle se sont accoudés tant de gens contrariés par un trop long séjour dans cette prison, une table saturée d’ennui!... Nous n’en pourrons rien faire! Et puis, remarquez-le bien, entre nous quatre il n’existe pas cette unité de vues et de pensées qui peut agir sur un corps inanimé et le contraindre à obéir!

— Mais, mon cher, reprit le touriste, nous avons tous un désir commun, celui de sortir d’ici... D’ailleurs il s’agit surtout de passer une heure, de tuer le temps, rien de plus! Voyons, monsieur l’Arménien, faites-moi le plaisir de vous placer ici, à ma droite, et vous, monsieur le savant, à ma gauche, s’il vous plaît... Les mains sur la table, les doigts légèrement écartés, c’est cela...

L’Arménien souriait, tout en se prêtant par complaisance à un jeu nouveau pour lui, dont il ne comprenait qu’imparfaitement le sens. Le voyageur allemand, — ses compagnons le nommaient le savant, — remit ses lunettes dans leur étui, et s’assit à son tour; il ouvrait tout grands ses gros yeux myopes qui semblaient regarder en dedans. Sans avoir grande foi dans le succès de l’expérience, le touriste ne désespérait pas de réussir; depuis son départ d’Europe, combien d’initiés, gens du monde, érudits, curieux de toute sorte, avaient fait tourner, parler et écrire des tables et des guéridons! Enfin le peintre croyait tout de bon à l’influence de la volonté humaine sur un corps inerte : il prenait donc l’expérience au sérieux, et cherchait à communiquer à l’innocente table l’ardeur de sa pensée. Durant plus de dix minutes, il régna un silence complet, absolu. Les quatre voyageurs demeuraient dans une si parfaite immobilité, qu’on les eût pris pour ces personnages des contes orientaux changés en statues par la baguette d’un magicien. Bientôt l’artiste, cédant à une douce illusion, crut sentir la petite table tourner sous ses doigts. Pour la laisser obéir sans contrainte à ce mouvement de rotation si ardemment désiré, il se leva doucement. Sans se rendre compte de ce qu’ils faisaient, ses compagnons l’imitèrent; ils se redressaient peu à peu, comme s’ils eussent été subitement galvanisés. Le front chauve de l’Allemand s’inclinait vers le turban de l’Arménien; la barbe pointue du peintre touchait presque la moustache du touriste. Ils étaient là, tous les quatre, attentifs, silencieux, lorsque l’artiste s’écria d’une voix inspirée : — Elle tourne! — À ces mots, il se mit à tourner lui-même, entraînant dans une ronde dont le mouvement s’accélérait toujours le touriste à moitié