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=ses paupières. À ces momens-là, nous sentons que les arbres robustes qui sèment sur nos têtes leurs dépouilles flétries vivront plus que nous, et nous nous prenons de pitié pour ces feuilles qui, une fois tombées sur la terre, ne reverdiront jamais. L’aspect de la nature en automne nous fait donc penser à notre dernière heure ; mais chez ceux qui croient, comme notre voyageur chinois, aux existences futures et à la migration des âmes, ce spectacle éveille l’idée des innombrables morts qu’il leur faut subir jusqu’à la complète expiation de toutes leurs fautes. — Heureux les sages qui en une seule vie ont acquis assez de mérites pour ne renaître jamais ! disait tout bas Pao-ly. Que ne suis-je de ceux-là ! — Marchant toujours, il pénétra dans une forêt de sapins séculaires ; l’ombre y était si épaisse que jamais, au plus fort de l’été, les rayons du soleil ne s’y frayaient un passage. Là des bonzes vivant dans la retraite s’occupaient à lire des textes sacrés. Répétant à demi-voix les prières sacramentelles, ils erraient calmes et le visage épanoui dans ce demi-jour mystérieux, pareils à des ombres. Les grands sapins qui gardent éternellement leur feuillage, que l’hiver n’altère pas, et qui semblent jouir d’un printemps perpétuel, convenaient à la méditation de ces pieux personnages, sur lesquels les saisons comme les années passaient sans marquer leurs traces. Pao-ly croyait rêver : étaient-ce des hommes comme lui ou des êtres purifiés par la prière qu’il voyait passer devant ses yeux ? Il regardait avec un certain effroi ces religieux au front calme, parvenus au dernier degré de l’indifférence et de la quiétude, qui, sans lui adresser la parole, se tournaient vers lui comme pour lui dire avec leur sourire bienveillant : N’est-ce pas que l’on est bien ici ?

Mais sous l’ombre opaque des sapins souillait une brise froide ; Pao-ly cachait ses mains dans ses longues manches, et marchait droit devant lui en grelottant. Sans se l’avouer, il cherchait le soleil et la lumière. Peu à peu les habitans de la mystérieuse forêt disparurent dans l’ombre, et le voyageur aperçut du côté du couchant une clarté rayonnante vers laquelle il se mit à courir. À l’horizon se dressait une haute montagne, inondée de lumière et séparée de la forêt par un ruisseau profond et rapide. Des oiseaux plongeurs, au bec rouge, au plumage blanc comme la neige, se promenaient lentement sur les eaux, touchant alternativement les deux bords du ruisseau. Ils allaient d’une rive à l’autre, tantôt s’enfonçant sous les flots écumeux, tantôt s’aidant pour voguer de leurs longs pieds palmés, tantôt encore se berçant sur leurs grandes ailes.

— Oiseaux trois fois heureux, pensait Pao-ly, que ne puis-je franchir comme vous l’obstacle qui me tient éloigné de cette montagne !