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des rivières, creusait des vallons à la place où naguère il entassait des collines, et remuait le sol de fond en comble. À ce point de vue, la plupart des souverains d’Allemagne l’avaient dans une sainte défiance. Le vieux roi de Hanovre, Ernest-Auguste, ne pouvait surtout le voir arriver sans trembler à l’instant pour l’économie de ses résidences, car cette manie qui le possédait de modifier les perspectives, de voiler ou d’éclaircir les horizons, de faire voyager du nord au sud les kiosques et les statues, cette manie était connue du monde entier, et chacun s’attendait à le voir, comme Figaro, saigner La Jeunesse et mettre un emplâtre à Marceline. On a prétendu que les plans et les conseils du prince Pückler-Muskau n’avaient pas été étrangers aux embellissements du bois de Boulogne : j’ignore ce que ce bruit peut avoir de vrai; mais ce qu’il y a de certain, c’est que la plupart des résidences princières de l’Allemagne et nombre d’illustres habitations anglaises témoignent de son goût et de son savoir-faire. L’immortel Delille, s’il vivait, composerait tout un poème en l’honneur des magnifiques jardins du château de Babelsberg, appartenant à la princesse de Prusse. Silvœ sint consule dignœ. Ces bosquets-là sont dignes de tous les rimeurs et de tous les consuls de la terre, et c’est le prince Pückler qui les dessina et souvent même les tailla de sa propre main, au grand plaisir de la princesse, que ces intermèdes de sylviculture délassaient agréablement des fatigues et des ennuis du cérémonial. Pour la princesse, qui déjà cherchait la politique, mais sans la trouver encore, c’était une joie précieuse que de marier le hêtre au faux ébénier, le cyprès à l’acacia, et de son côté le prince Pückler, à qui la vie n’offrait plus guère que monotonie et redites, trouvait une sorte de piquant à s’en revenir à la nature.

Venu à Berlin avec le désir fort légitime d’y voir tout le monde, M. de Sternberg ne pouvait que souhaiter vivement de rencontrer le roi. Frédéric-Guillaume IV célébrait à cette époque les beaux jours de son règne et se consolait, au milieu de ses savans, de ses poètes et de ses artistes, des concessions que l’esprit du temps lui arrachait, concessions doublement pénibles et cruelles, quand on songe que nul monarque ne fut peut-être plus jaloux que celui-là des droits de sa couronne, et qu’on se représente ce qu’il en dut coûter à ce descendant des vieux burgraves de Nuremberg pour mettre entre lui et ses peuples cette damnée feuille de papier, moins méchante après tout qu’on ne le dit, car on la retrouve aux momens difficiles, et si les individus passent, elle reste : scripta manent. Comme il avait le cœur droit et magnanime, son rêve eût été de régner en prince du moyen âge, en roi chevalier qui, du haut du trône, fait pleuvoir sur ses peuples les trésors de sa sagesse et de