Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/886

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fortune de mots que les rédacteurs du Kladderadatsch lui eussent certes fort enviés ! Rarement en ces occasions le vieux Tieck prenait la parole, il écoutait ou chuchotait avec son voisin; mais son malicieux sourire semblait dire : «Moi aussi, j’ai eu de l’esprit, et tant et tant que j’ai rendu fort difficile aux autres d’en avoir. » Sa grande affaire à lui pour le moment, c’était la lecture. On sait comme il excellait dans ce genre d’exercice, et qu’il fut un temps où la foule accourait à Dresde de toutes les parties de l’Allemagne pour l’entendre étudier les chefs-d’œuvre de Shakspeare, de Calderon, et passer en revue tout le théâtre grec, car il ne se contentait pas de lire : il expliquait, commentait, critiquait, et ses lectures étaient de véritables cours d’histoire littéraire. A Berlin, le roi, si juste appréciateur de chaque talent, et qui s’entendait si bien à mettre tout son monde à sa place, réservait Tieck pour les soirées de petit comité, les cercles de famille. Ces sortes de lectures avaient sans aucun doute beaucoup d’agrément; mais, comme déjà depuis des années elles avaient cessé d’être en harmonie avec le mouvement du dehors, quelques esprits d’élite seuls y trouvaient leur compte. Le roi, assis devant une table, s’amusait à dessiner au crayon des motifs d’architecture; Tieck faisait sa lecture, les dames brodaient ou parfilaient; quant aux hommes, leur jouissance était médiocre, et si deux ou trois tenaient bon contre Morphée, les autres cédaient doucement à ses charmes, et ne se réveillaient que pour cligner de l’œil à la pendule, guettant si l’heure du souper ne sonnerait point bientôt. Cependant les soirées musicales ramenaient le profane vulgaire et la joyeuse animation : c’était Jenny Lind et la Schrœder-Devrient, ou Meyerbeer accompagnant au piano cette infortunée comtesse Rossi qui devait bientôt s’ensevelir dans ces triomphes du théâtre dont elle poursuivait avidement l’écho jusque dans les salons. Au nombre des hôtes accoutumés de ces réceptions intimes figurait le vieux prince Wittgenstein, courtisan de l’ancienne école, dernier exemplaire d’une espèce heureusement disparue. Froid, imperturbable au dehors, plein de fiel et de haine au dedans, il savait, le sourire aux lèvres, lancer au nez des gens de ces impertinences qui font, au dire de Shakspeare, que l’honneur leur tombe de la bouche comme une dent gâtée. Le feu roi, lorsqu’il voulait se débarrasser d’un importun, le livrait d’ordinaire au prince, qui vous l’exécutait de main de maître. Très considéré, très influent à l’ancienne cour, le prince Wittgenstein était l’homme le plus redouté de la nouvelle. Ce qu’il possédait de secrets et d’anecdotes scandaleuses ne se pouvait calculer, et faire sa partie était un honneur qu’on se disputait entre diplomates, quitte à se laisser toujours gagner. De là des scènes d’un comique étourdissant, d’impayables tableaux de genre dignes d’avoir leur place dans le cabinet d’un amateur de curiosités historiques. Pe-