Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/906

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
II.

Louis XVI montait sur le trône en 1774 avec la résolution de relever la marine de sa décadence. De sanglans débats avaient éclaté l’année précédente entre l’Angleterre et ses colonies de l’Amérique du Nord : celles-ci déclaraient leur indépendance en 1776; la France venait à leur aide en 1778, et le traité de Versailles consacrait en 1783 l’affranchissement des États-Unis. Tandis que ce concours d’événemens généraux et de perspectives hardies ramenait les esprits vers les affaires navales, Cherbourg n’était point oublié : le duc d’Harcourt[1], investi en 1775 du gouvernement de la Normandie, s’était aussitôt appliqué à fortifier la défense et à vivifier le commerce de la province par des améliorations de routes et de ports qui tendaient vers ce double but; il avait fait davantage en confiant au commandant de La Bretonnière l’étude des moyens d’approprier l’atterrage de Cherbourg au rôle que lui assignait sa position dans nos luttes avec l’Angleterre. Les questions ainsi posées trouvaient au ministère de la marine M. de Sartines jusqu’en 1780, et après lui le maréchal de Castries : rien ne manquait pour faire de grandes choses, ni les circonstances, ni les hommes.

Le vicomte de La Bretonnière, capitaine de vaisseau commandant de la marine à Cherbourg[2], avait fait preuve d’une haute intelli-

  1. François-Henri d’Harcourt, né en 1726, fils d’Anne-Pierre d’Harcourt, maréchal de France, remplit de 1764 à 1775, sous son père, alors gouverneur, les fonctions de lieutenant-général de la province de Normandie : il en fut nommé gouverneur en septembre 1775, et conserva cette charge jusqu’à la révolution. Il était l’aïeul du duc actuel, qui a fait partie de la chambre des députés et de la chambre des pairs, et a été ambassadeur de France à Madrid et à Rome, et bisaïeul du commandant d’Harcourt, capitaine de frégate.
  2. De La Couldre, vicomte de La Bretonnière (Louis-Bon-Jean), né à Marchésieux (Manche) le 8 juillet 1741, entra au service comme garde-marine le 5 septembre 1755. Capitaine de vaisseau en 1780 et chef de division en 1786, il fut nommé au mois de mars 1784 commandant de la marine à Cherbourg. « le roi, porte la décision, étant informé que le sieur vicomte de La Bretonnière a le premier fixé l’opinion sur les travaux à faire à la rade de Cherbourg. » Destitué en 1793, il vint plus tard à Paris, et le directoire ayant ordonné son expulsion, le ministre de la marine réclama dans un rapport du 17 pluviôse au VI contre cette mesure. On projetait alors une descente en Angleterre. « Le général Bonaparte, dit le ministre, a eu occasion de connaître cet officier, de l’apprécier et de le goûter : il a jugé que par la connaissance approfondie qu’il a des côtes de la Manche, il peut nous être plus utile que personne pour nos opérations. » M. de La Bretonnière, devenu pauvre et infirme, demanda une retraite au commencement de 1803. L’amiral Decrès, qui le connaissait, voulut tirer parti de ce qui lui restait de forces, et le fit rentrer au service comme capitaine de vaisseau de 1re classe. « A la paix de 1783, dit-il, il a dressé, de concert avec l’astronome Méchain, des cartes des côtes de la Manche, et les marins reconnaissent, par un usage exclusif de ces cartes, la précision de ce travail. C’est enfin lui qui le premier a ouvert les yeux du gouvernement sur les avantages de la position de Cherbourg. C’est d’après ses propositions qu’on ordonna sur cette rade des travaux immenses dont il dirigea constamment l’exécution, et lorsque le système des cônes, qui avait prévalu malgré ses vues, fut abandonné, ce fut encore lui qui conseilla de fonder la jetée en pierres perdues, et l’expérience a démontré la bonté de cette méthode. » Employé d’abord près du ministre, M. de La Bretonnière fut bientôt chargé du commandement de Boulogne; mais une blessure à La jambe ne lui permettant pas l’activité corporelle qu’exigeait alors ce poste, il passa au commandement de Dunkerque, et prit sa retraite le 5 août 1804. Il est mort le 25 novembre 1809. La correspondance de M. de La Bretonnière, presque toute de sa main, donne une haute idée de la puissance de ses facultés et de sa capacité de travail. C’était un homme de la famille intellectuelle de Vauban, et les services qu’il a rendus à son pays sont infiniment au-dessus du rang qu’il occupait dans la marine.