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la vie réelle. Les choses vulgaires y apparaissent en quelque sorte transfigurées. Dans ces mystérieuses atmosphères, les corps se subtilisent, de même que les esprits acquièrent une certaine densité. Cet idéal des peuples qui naissent est tout à fait semblable à l’idéal que nous nous créons dans les jeunes années de notre vie. Il touche à l’infini en même temps qu’il est resserré par l’horizon le plus prochain. La merveillosité, cette illusion collective qui se transmet par tradition, forme une interminable épopée, dont les esprits les plus humbles et les plus naïfs sont parfois les plus éloquens rhapsodes. La foi et l’espérance, tels en furent les premiers thèmes, tels ils devaient être, sortis du cœur des faibles et des opprimés; mais peu à peu croire et espérer dans la réalité devint une si amère tromperie, que le désespoir envahit jusqu’aux régions surnaturelles, créées cependant pour la consolation des pauvres et des affligés. D’ailleurs le mystère le plus doux finit lui-même par effrayer, et l’empire de la merveillosité fut bientôt abandonné aux choses terribles, aux choses hideuses. Du terrible au burlesque, il n’y a qu’un pas, et l’espace fut bientôt franchi par les esprits forts et les faibles intelligences, même chose, dit-on.

Ainsi se créèrent les légendes et se propagèrent les hallucinations : aux pâles rayons d’un astre sans chaleur, errèrent dans les landes et dans les plaines de blanches figures, tantôt plaintives, tantôt courroucées. La pierre, fouillée par un sculpteur invisible, montra des yeux caves où l’imagination mit une flamme; les arbres emprisonnèrent des âmes, et le sang coula sous la hache du bûcheron ; au bord des marais dansèrent des feux bleuâtres, et le long des murs, au détour des buissons, se dressèrent d’étranges animaux pour attendre le paysan attardé. Chaque localité a sa version, mais le fonds reste le même. Avec toutes ces visions, et particulièrement avec celles du Berri, Mme Sand vient de composer douze récits fantastiques qu’accompagnent les dessins de M. Maurice Sand. Ces naïves légendes sont finement racontées, mais l’on se prend à regretter que l’auteur de la Mare au Diable et de la Petite Fadette n’ait point fait de cela quelque roman, car Mme Sand se fût ainsi obligée à croire elle-même à ce merveilleux, au lieu de l’expliquer, et par conséquent de le diminuer. Nous ne sommes pas tellement absorbés par la littérature réaliste, que nous n’aimions encore ces longues histoires racontées à voix basse aux hôtes qui se serrent devant le feu, la porte bien fermée, la vieille horloge accompagnant le récit de son tic tac monotone, tandis qu’au dehors le vent, les feuilles bruissent, et que la terre appartient aux esprits qui reviennent,

A l’heure où l’on entend les chiens hurler dans l’ombre !

Les dessins de M. Maurice Sand offrent les mêmes qualités que les peintures déjà exécutées par ce jeune artiste sous l’influence des paysages et des traditions du Berri. Le Casseu de bois et les Lupins se font remarquer, entre autres, par une composition tout empreinte de l’esprit de ces terribles et naïves légendes.


EUGENE LATAYE.


V, DE MARS.