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Pas une des idées enfantées par l’antiquité et le moyen âge n’est morte entièrement dans la péninsule ; pas un des peuples d’autrefois n’y manque de représentans. Deux utopies caressées jadis par les plus grands esprits, la monarchie et la république universelle, y comptent plus que jamais des partisans dévoués. Tandis qu’ailleurs l’histoire n’appartient qu’aux érudits, elle est en Italie comme une partie intégrante de l’âme populaire : le paysan voue un culte à Néron, le brillant conducteur de chevaux ; certains moines d’Assisi ou du Mont-Cassin songent à continuer l’épopée de Grégoire VII ; Gênes est la même qu’au temps où ses marchands furent anoblis par le salut de Charles-Quint : « Bonjour, marquis. » Milan reprendra demain l’impresa de la ligue lombarde du XIIe siècle ; les croisades, les guerres navales contre les Turcs, ne sont pas plus effacées dans les cœurs vénitiens que l’or byzantin aux lourdes coupoles de Saint-Marc ; Ancône, rivale heureuse des lagunes, à demi comblées par les sables, épie l’Orient ; Naples a croisé son sang avec celui de la vieille Espagne, et contemple encore les horizons où tant de galions apparaissaient jadis. Je ne sais enfin quelle âme de la vieille Grèce anime les populations incultes des rivages qui regardent l’Afrique, depuis la vieille Tarente jusqu’au rocher nu de Gallipoli. Au milieu de toute cette pourpre en lambeaux, Rome, ruine parmi des ruines, jette encore au monde son défi canonique, et réclame, au nom du catholicisme, la suzeraineté sur toutes les puissances.

Tout ce mélange de grandeur et de néant empêche les Italiens de jeter les bases toujours humbles et modestes d’une destinée nouvelle. Tandis qu’ils s’éprennent de gigantesques chimères, l’Europe, attentive et peu empressée, hésite à croire à leur vertu, à leur pouvoir de reconstruire. Au commencement de ce siècle, la poésie qui plane sur les grands écroulemens avait trompé les faiseurs de conjectures ; aux yeux des politiques sensés, rien ne remuait plus sous ces décors d’une scène détruite, et les derniers des Latins ne devaient être désormais que des gardiens de musées, des montreurs de paysages. Les cérémonies de Saint-Pierre de Rome devenaient elles-mêmes une curiosité : partout on faisait voir à prix d’argent que l’Italie était belle.

Cette inertie morale n’était qu’apparente. Un élément d’activité jusqu’alors inaperçu se révéla, sous la domination française, dans l’esprit des Italiens. Tandis qu’une aristocratie peu nombreuse perdait son temps à bouder, que le peuple, ignorant et fanatique, repoussait les innovations qu’il prenait pour des dons perfides des armes étrangères, la classe moyenne donnait peu à peu au caractère national une consistance nouvelle. Soit qu’elle acceptât des fonctions du gouvernement impérial, soit qu’elle restât seulement spectatrice attentive des événemens, elle acquit à un certain degré le sens pratique