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l’on aime ce que l’on appelle les pouvoirs forts, le suffrage universel a donné des résultats ultra-monarchiques. Nous croyons donc qu’en Angleterre le suffrage universel représenterait le pays tel qu’il est : aussi sommes-nous persuadés qu’il y serait beaucoup moins défavorable à l’aristocratie que ne le supposent les adversaires de M. Bright, et surtout M. Bright lui-même ; mais cette opinion n’est point une raison suffisante pour que le peuple anglais change le tempérament qui lui a si bien réussi jusqu’à ce jour en matière de réforme, et les whigs sont parfaitement sensés lorsqu’ils ne veulent procéder que par réforme graduée, suivant la méthode expérimentale en quelque sorte, et lorsqu’ils repoussent comme perturbatrice et dangereuse une mesure radicale et absolue.

M. Bright manquerait étrangement de logique, s’il se proposait en effet de réformer les institutions anglaises sur le patron des États-Unis. Le dernier message de M. Buchanan suffirait pour démentir ses illusions. M. Bright est partisan de la paix quand même ; il est un des plus ardens sectateurs de la liberté du commerce ; il croit que ce sont les guerres dirigées par l’aristocratie et les agrandissemens ambitieux de l’empire qui ont arbitrairement créé la nécessité des budgets énormes et des taxes lourdes aux pauvres. C’est pour la paix, pour le commerce libre, pour le gouvernement à bon, marché et la réduction des taxes que M. Bright veut placer la base du pouvoir sur les classes moyennes et ouvrières, et affaiblir l’influence de l’aristocratie. Or le message de M. Buchanan présente le plus complet et le plus piquant contraste avec les opinions les plus chères à M. Bright. La démocratie américaine, parlant par l’organe de son président, se montre bien plus ambitieuse d’agrandissemens extérieurs que d’améliorations intérieures ; les questions étrangères occupent les trois quarts du message. La démocratie américaine est dépensière et se présente avec un budget en déficit ; la démocratie américaine n’est pas libre-échangiste : elle ne veut pourvoir à ses dépenses qu’en établissant des droits de douanes. Gardons-nous donc de croire que des institutions identiques appliquées à des peuples différens doivent porter partout les mêmes fruits, ou ceux que l’on s’en promet. Si M. Bright avait le malheur de trop réussir, qui sait les déconvenues qui lui seraient réservées ? L’histoire abonde en déceptions de ce genre : nous pouvons en parler, savamment, nous autres Français. Il ne manquait pas de sens pratique, cet aveu de notre impuissance devant l’inconnu des événemens et le tour capricieux du jeu des institutions humaines que nos pères exprimaient par la religieuse formule : L’homme s’agite, et Dieu le mène.

Puis, sur ce vaste courant des choses humaines, dont la direction tente nos efforts et échappe à notre infirmité, viennent nous surprendre à l’improviste les accidens personnels et les douleurs privées, le malheur, la mort. Parmi ces coups, il en est qui nous atteignent tous dans celui qu’ils frappent. C’est ce que la littérature libérale peut justement dire de la mort de M. Rigault. Cet élégant et généreux écrivain était un de ces esprits, malheureusement trop rares, qui, pour le service des idées nobles et des sentimens élevés, entretiennent le commerce ancien de la politique avec les lettres. Hélas ! il avait dignement payé ce tribut que les vicissitudes de notre temps imposent aux caractères fermes et constans, et il avait trouvé dans la profession de l’écrivain un refuge pour l’indépendance de sa pensée. À quel