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évidence que la France se résigna à juger ainsi le beau prince qu’elle avait rêvé à force d’amour d’élever à la hauteur de ses devoirs. La nation persista durant plusieurs années à espérer contre toute espérance, tant elle pressentait le péril qu’allait entraîner l’abdication royale. Aussi la voit-on, aux derniers temps de Fleury, guetter jusqu’aux plus vagues indices de nature à révéler l’éveil d’une volonté personnelle chez ce roi qui avait déjà dépassé trente ans. Louis XV garde-t-il le silence, son front paraît-il chargé d’ennuis, ajourne-t-il malgré l’insistance du cardinal quelque décision insignifiante, laisse-t-il tomber un regard sur un ami de M. de Chauvelin exilé : on s’ingénie pour expliquer par des calculs profonds ces accidens d’humeur dont la raison était plutôt dans la fatigue, la digestion ou la migraine. Lisez le journal du marquis d’Argenson et celui de l’avocat Barbier jusqu’à l’année 1744, date de la grande maladie de Louis XV à Metz, et vous verrez les inductions presque comiques tirées des plus insignifiantes circonstances par un peuple obstiné dans son espoir, et qui semble attendre avec une sorte de persévérance judaïque le grand roi qu’il s’est promis.

Rarement en effet un gouvernement fort avait été plus nécessaire à la France. Dans toutes les cours de l’Europe, l’autorité royale avait pris au milieu du XVIIIe siècle un développement qu’il n’avait pas été possible de pressentir jusqu’alors. Marie-Thérèse, élevée par son courage à la hauteur des plus grands hommes, avait su faire des Hongrois, vieux auxiliaires de la politique française contre l’empire d’Allemagne, les héroïques chevaliers de sa cause. Depuis Frédéric II, la Prusse n’était plus qu’une épée dans la main d’un général servi par son génie comme par son courage. La Russie, avec des ressources décuplées, serrait chaque jour l’Europe de plus près, et cette cour, dont Louis XIV affectait d’ignorer l’existence, avait poussé l’habileté jusqu’à s’assurer, pour ses plus gigantesques desseins, des apologistes et des complices au sein des états les plus intéressés à en prévenir le succès. La Hollande, en établissant l’hérédité du stathoudérat, avait attribué un pouvoir presque absolu à une maison toujours hostile à la France. Enfin la maison d’Hanovre, après avoir failli disparaître en 1745 sous les coups du prétendant, s’était retrempée par ses périls et par le sang qu’elle avait si cruellement versé, à ce point que tous les partis, désormais ralliés à la même bannière, ne luttaient plus en Angleterre que d’ambition et de haine contre la France.


I

Telle était l’Europe qu’allait rencontrer devant lui, après la mort de son ancien précepteur, le prince sur la tête duquel la nation