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jours du ministère de Fleury, avait entretenu longtemps l’espérance de remplacer celui-ci à la tête des affaires, et si cet espoir fut déçu, il faut en chercher la cause dans la répugnance qu’inspirait au roi le nom d’un premier ministre : c’était une dernière impression des leçons de Fleury, qui, comme Mazarin, aurait aimé à emporter au tombeau l’héritage de sa puissance. Tencin assistait donc avec une ironique amertume aux séances de ce cabinet, dont les membres ne travaillaient guère qu’à se supplanter l’un l’autre, et dont le roi suivait les débats avec l’ennui profond d’un écolier aspirant à l’heure de sa récréation. Renseignée chaque jour sur les luttes stériles qui s’élevaient entre son frère et MM. d’Argenson, Orry et Maurepas, fort bien fixée sur l’apathique indifférence du prince pour ses ministres et pour ses affaires, Mme de Tencin a consigné dans huit lettres au duc de Richelieu, écrites dans le courant de 1743, les inquiétudes que lui inspirait pour l’avenir un gouvernement dont les scandales la touchaient moins que l’ïmpéritie. « Chaque ministre, écrit-elle à la date du 30 septembre à l’homme auquel elle propose une sorte d’action politique concertée, est maître absolu dans son département, et comme il n’y a point de réunion, et que personne ne communique ni ce qu’il fait, ni ce qu’il veut faire, il est physiquement impossible que l’état ne culbute… Je me sens malgré moi un fonds de mépris pour celui qui laisse ainsi tout aller selon la volonté de chacun, souscrivant avec la même indifférence à tout ce qui lui est présenté… Je ne puis mieux comparer le roi dans son conseil qu’à monsieur votre fils, qui se dépêche de faire son thème dans sa classe pour en être plus tôt quitte. Aussi est-ce un conseil pour rire. On n’y dit presque rien qui intéresse l’état. Ceux qui voudraient s’y occuper sérieusement sont obligés d’y renoncer pour le peu d’intérêt que le roi a l’air d’y prendre et par le silence qu’il garde. On dirait qu’il n’est pas du tout question de ses affaires. Il a été accoutumé à envisager celles de son royaume comme lui étant personnellement étrangères[1]. »

Dans ces lettres, chefs-d’œuvre de pénétration et d’astuce, la femme galante qui cherche à prendre sa retraite dans l’ambition appelle l’attention de l’homme le mieux renseigné de la cour sur des mystères à peine soupçonnés au-delà du cercle intime de Choisy et des petits cabinets ; sa prophétique parole semble évoquer les orages. N’attendant rien ni d’un conseil sans direction, ni d’un roi sans volonté, le cardinal et sa sœur n’entrevoient plus qu’une ressource pour conjurer des calamités imminentes : c’est que Louis XV fasse une campagne pour relever le moral de l’armée et de la nation, frappé par les désastres de Bohème, et qu’on essaie sur un princede

  1. Voyez les Lettres de mesdames de Villars, de La Fayette et de Tencin, Paris 1823.