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la mise à toutes les mauvaises chances du sort : quoiqu’elle crût conduire la partie, Mme de Pompadour ne fut plus que son croupier.

Cependant l’éveil était donné dans toute l’Europe, et malgré la réserve avec laquelle avait été rédigée la première convention de Versailles, le roi de Prusse avait fort bien compris qu’il était à la veille de la crise décisive de sa vie. Soit par l’effet de ressentimens personnels, soit par l’entraînement naturel de la Russie vers l’Europe occidentale, Marie-Thérèse avait secrètement décidé la voluptueuse Elisabeth à lui prêter l’appui de soixante mille hommes contre un prince ennemi juré des femmes et des plaisirs. En Saxe, elle avait fait appel à la haine héréditaire d’une reine-électrice issue du sang impérial d’Autriche, et la Suède, qu’elle promettait d’agrandir de la Poméranie prussienne, lui avait déjà répondu en faisant avancer son armée. Bloqué par une coalition qui le laissait avec l’appui lointain de l’Angleterre, sachant fort bien que la France le menacerait bientôt sur l’Elbe et le Weser, Frédéric résolut d’écraser ses ennemis en détail avant qu’ils eussent pu concentrer leurs forces. En moins de temps qu’il n’en eût fallu à un autre pour se mettre en Campagne, il pénètre en Saxe, emporte le camp retranché de Pirna, anéantit l’armée saxonne, entre à Dresde, où il enlève des archives électorales la preuve authentique de la trame autrichienne qu’il vient de dénouer par son épée, puis, envahissant la Bohême, il remporte à Prague sur son implacable ennemie une victoire bientôt suivie de revers terribles.

Dans les termes où Mme de Pompadour était avec l’Autriche, le cabinet français n’avait besoin d’aucun motif pour rompre avec le roi de Prusse, cette rupture étant la conséquence à peu près nécessaire des actes accomplis ; mais l’invasion de la Saxe parut un excellent prétexte à donner à la nation : Mme de Pompadour déclara donc avec solennité qu’elle armait pour venger l’honneur du dauphin, son ennemi personnel, et qu’elle sacrifiait ses griefs à l’honneur de la maison royale. La dauphine en effet, princesse saxonne, était fille de ce roi de Pologne, Auguste III, qu’en 1732 la France avait prétendu détrôner en faveur de Stanislas Leczinsky au prix d’une guerre contre l’Autriche, et qu’en 1757 elle se proposait de relever par une guerre contre la Prusse : imbroglio stérile, dont les suites ne tardèrent pas à justifier tristement la maxime, qu’il est pour un état un malheur plus grand que de persévérer dans un mauvais système : c’est de n’en avoir aucun.

La Providence parut vouloir aveugler les fauteurs d’une guerre funeste en leur permettant de la commencer par des succès. Le duc de Richelieu enleva Manon aux Anglais avec cet entrain de vaillante