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ELLE ET LUI.

dire, et paraissait comprendre que la destinée d’un artiste tel que lui n’était pas un fait de peu d’importance, et sur lequel un esprit élevé eût le droit de prononcer que, s’il était malheureux, c’était tant pis pour lui.

Il courut chez elle avec tant de hâte qu’il oublia ce qu’il voulait lui dire pour s’excuser ; mais Thérèse ne montra ni mécontentement ni surprise de son oubli ; et le dispensa de mentir en ne lui faisant aucune question. Il en fut piqué, et s’aperçut qu’il élait plus jaloux d’elle qu’auparavant. — Elle aura vu son amant, pensa-t-il, elle m’aura oublié. — Cependant il ne fit rien paraître de son dépit, et veilla désormais sur lui-même avec un si grand soin que Thérèse y fut trompée.

Plusieurs semaines s’écoulèrent pour lui dans une alternative de rage, de froideur et de tendresse. Rien au monde ne lui était si nécessaire et si bienfaisant que l’amitié de cette femme, rien ne lui était si amer et si blessant que de ne pouvoir prétendre à son amour. L’aveu qu’il avait exigé, loin de le guérir comme il s’en était flatté, avait irrité sa souffrance. C’était de la jalousie qu’il ne pouvait plus se dissimuler, puisqu’elle avait une cause avouée et certaine. Comment avait-il donc pu s’imaginer qu’aussitôt cette cause connue, il dédaignerait de vouloir lutter pour la détruire ? Et cependant il ne faisait aucun effort pour supplanter l’invisible et heureux rival. Sa fierté, excessive auprès de Thérèse, ne le lui permettait pas. Seul, il le haïssait et le dénigrait en lui-même, attribuant tous les ridicules à ce fantôme, l’insultant et le provoquant dix fois par jour.

Et puis il se dégoûtait de souffiir, retournait à la débauche, s’oubliait lui-même un instant et retombait aussitôt dans de profondes tristesses ^ allait passer deux heures chez Thérèse, heureux de la voir, de respirer l’air qu’elle respirait et de la contredire pour avoir le plaisir d’entendre sa voix grondeuse et caressante. Enfin il la détestait pour ne pas deviner ses tourmens ; il la méprisait pour rester fidèle à cet amant qui ne pouvait être qu’un homme médiocre, puisqu’elle n’éprouvait pas le besoin d’en parler ; il la quittait en se jurant de rester longtemps sans la voir, et il y fût retourné une heure après s’il eût espéré être reçu. Thérèse, qui un instant s’était aperçue de son amour, ne s’en doutait plus, tant il jouait bien son rôle. Elle aimait sincèrement ce malheureux enfant. Artiste enthousiaste sous son air calme et réfléchi, elle avait voué une sjrte de culte, disait-elle, à ce qu’il eût pu être, et il lui en restait une pitié pleins de gâteries où se màlait encore un vrai respect pour le génie souffrant et fourvoyé. Si elle eût été bien certaine de ne pouvoir éveiller en lui aucun mauvais désir, elle l’eût caressé comme un fils, et il y avait des momens où elle