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quatre ans et beaucoup plus fort. Malgré cette différence d’âge et de force, Gustin se soumettait à toutes mes volontés, comme s’il eût été né pour m’obéir. Cette habitude de commander sans raison me dénaturait. J’ordonnais pour le seul plaisir d’être obéi. Ma mère résolut de mettre fin à ce despotisme en herbe. Elle nous fit comparaître tous les deux devant elle pour donner à Gustin une leçon de fierté, et à moi d’équité… Le barbare ne la comprit que trop ; le lendemain, comme nous étions au bois et qu’il se sentit fatigué, il ôta ses sabots et m’ordonna de m’en charger… Ainsi cette première leçon d’égalité n’avait fait que déplacer le tyran ; combien de fois de grands événemens m’ont forcé de me la rappeler ! »

Les personnes que M. Quinet rencontrait à côté ou en dehors de sa famille n’étaient pas des types moins marqués que ses propres parens ; les yeux du jeune enfant s’arrêtaient avec étonnement sur leurs physionomies singulières, qui le frappaient comme une énigme et forçaient son esprit novice à réfléchir. Si rien n’éclaire comme les contrastes violens, M. Quinet était prédestiné à la lumière. Quel thème inépuisable de réflexions pour un enfant élevé par une mère calviniste et libérale que la personne du père Pichon, vieux trappiste représentant des symboles détruits et des idées vaincues ! « La révolution l’avait émancipé malgré lui de son couvent, et il ne pouvait s’accoutumer à la liberté. Fidèle image du catholicisme de ce temps-là, qui commençait à sortir de dessous terre, le père Pichon, chauve, courbé en deux, allait, la besace sur le dos, faire la quête de porte en porte ; il bêchait son jardin, il labourait de ses mains son petit champ, ce qui le rendait méprisable aux yeux des paysans. Ma mère, quoique non catholique, assistait le dimanche à sa messe, à ses prêches, et m’y conduisait avec elle… Quelle bonne église que celle du père Pichon, pauvre, nue, humble, bègue, ouverte à tous, comme au temps de l’évangile ! Quand j’ai vu plus tard l’intolérance, j’en ai été scandalisé comme d’un schisme. Et cependant il avait aussi son intolérance, qui lui revenait par intervalles, jusqu’à dire dans ses sermons en balbutiant : « Mes chers frères, tous ceux qui savent lire sont damnés. » Mais il était au fond si humble, si désarmé, si inoffensif, que ses anathèmes nous faisaient sourire ; il s’en apercevait : nous n’en étions pas moins les meilleurs amis du monde. » A côté de cette figure placide du vieux trappiste à la piété bienveillante, plaçons une autre physionomie d’un caractère fort opposé, et qui exerçait sur l’imagination de l’enfant la tyrannie du mystère. « C’était un conventionnel de la montagne, d’un grand et charmant esprit, compagnon de Saint-Just dans sa mission aux lignes de Wissembourg, Baudot, qui avait découvert Hoche et agrandi la France jusqu’au Rhin. Œil d’aigle, bouche souriante, grand habit noir, bas de soie, il venait chaque