Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 19.djvu/469

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sous lesquels se dessinaient fantastiquement la ville et les navires de la rade ; les flammes gagnaient à vue à d’œil, mais presque au même instant on entendit les cloches des pompes qui traversaient les rues avec une merveilleuse rapidité, et en moins d’une demi-heure toute crainte avait disparu. Une autre fois je fus témoin d’une scène analogue, mais en plein jour. Je me trouvais dans l’une des rues principales, lorsqu’une forte explosion retentit, immédiatement suivie du cri redouté : Fire ! Deux minutes ne s’étaient pas écoulées que la première pompe arrivait au galop de son attelage humain, puis sans interruption une demi-douzaine d’autres ; les réservoirs furent ouverts, et en un clin d’œil toutes avaient pris position. Les rangs étaient confondus devant le danger ; la blouse et l’habit noir obéissaient au même chef, et l’on voyait avec quelle précipitation, au premier son de la cloche, chacun avait tout quitté, affaires, travail, plaisir : les uns étaient sans chapeau, d’autres en bras de chemise. Il n’y avait fort heureusement pas d’incendie, mais le motif de cette fausse alerte offre un trait de mœurs assez curieux pour être rapporté. Deux négocians de la ville s’étant brouillés à propos de discussions d’argent, l’un d’eux n’imagina rien de mieux pour en finir que de se faire introduire dans le cabinet de son rival, et de l’informer avec le plus grand sang-froid qu’il avait sous le bras un baril de poudre, à la bouche un cigare allumé, avec lesquels il se proposait de faire sauter l’appartement séance tenante ; il n’avait négligé aucune précaution, et venait de prévenir par un billet les autres habitans de la maison d’avoir à l’évacuer sur l’heure. Se souciant peu de cet énergique moyen de terminer, le différend, le malheureux négociant menacé d’une aussi brusque reddition de comptes se précipita vers la porte ; mais, avant qu’il ne fût dehors, la détonation retentit : c’était elle qui avait donné l’alarme. Portes et fenêtres, tout vola en éclats ; par un hasard providentiel, dans cette rue alors pleine de monde, personne ne fut atteint, et le seul blessé fut l’ingénieux auteur de cette plaisanterie américaine.

Si on a cru devoir s’étendre un peu sur les commencemens de la grande cité californienne, c’est que l’histoire de ce rapide progrès n’a pas pour unique intérêt les circonstances exceptionnelles qui l’ont motivé : elle offre aussi ce caractère particulier, que l’on y saisit pour ainsi dire la colonisation américaine, sur le vif. Ce que l’on voit ici n’est en effet que ce qui se passe dans chacun des nouveaux territoires dont se grossit incessamment l’Union ; mais ce qui ailleurs embrasse l’intervalle d’un demi-siècle se trouve concentré en Californie dans le court espace de quelques années, et montre du même coup d’œil toutes les phases de formation d’un élément de la grande confédération transatlantique. Ce n’est pas tout encore :