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valses de la même manière, comme deux tâches qu’un homme bien né doit remplir régulièrement? Grand Dieu! qu’est-on à l’âge d’homme quand on est de glace à vingt ans! Pour toute chose, on se fait à petit bruit de petits arrangemens pour son usage particulier : une petite politique, une petite philosophie, une petite religion, une petite littérature. L’essentiel est qu’il n’y ait rien de saillant, rien de bruyant; rien qui dépasse une certaine ligne de convention... On se prépare ainsi des jours qui paraissent d’or; mais par un effet nécessaire d’une jeunesse monotone, sans passion, sans ardeur, passée dans l’état de ceux que Dante ne savait où placer, et sur le compte desquels il s’écriait :

Non ragiouar di lor, ma giiarda e passa !


on arrivera insensiblement à une vie toute matérielle, à l’insouciance de la chose publique, à l’incapacité pour les affaires, surtout si jamais ils se renouvelaient ces temps de crise et d’orage, ces événemens aussi graves qu’imprévus, qui, au milieu de malheurs de toute espèce, firent cependant briller d’un si vif éclat les vertus civiques des vieux Genevois ! »

Les prévisions de l’illustre publiciste ne se réalisèrent que trop exactement. Cet oubli des conditions indispensables de la république exerça la plus funeste influence. Dans les pays libres, une aristocratie ne se maintient qu’à force de vigilance, d’abnégation et de dévouement. Le peuple de Genève, on ne devait pas l’ignorer, a des souvenirs essentiellement démocratiques, et son caractère porte l’empreinte bien prononcée des institutions qui l’ont formé. On chercherait peut-être vainement ailleurs un exemple aussi frappant de l’action des lois sur les mœurs. La population genevoise se compose des élémens les plus divers. C’est un mélange de toutes les races, dont l’Italie, l’Allemagne et la France ont fourni la part principale, mais où l’on retrouve bien d’autres origines encore. Il a fallu donc une puissance d’assimilation singulièrement forte pour faire de cette tour de Babel un peuple ayant sa nationalité distincte, vigoureuse, indélébile. A cet égard, le rôle de Genève semble digne de fixer l’attention du philosophe et de l’historien. Dès le XVIe siècle, elle fut la ville du refuge pour les victimes des persécutions, soit politiques, soit religieuses, qui vinrent lui demander asile, et contribuèrent à combler ainsi les vides causés par une force expansive non moins remarquable dont elle est également douée, car on trouve des Genevois dispersés sur tous les points du globe. Quelques années de séjour dans la cité calviniste suffisaient pour imprimer aux nouveau-venus le cachet national. Ce phénomène se manifeste encore aujourd’hui d’une manière assez sensible. Il n’est point rare par exemple