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exploiter les instincts populaires. Il manie cette arme si dangereuse avec une étonnante dextérité. Aussi douze années de règne n’ont pas usé son influence, et la soumission de ses partisans semble être toujours plus aveugle.

Le système financier inauguré depuis douze ans à Genève ressemble un peu, il faut le dire, à celui du fils prodigue qui s’empresse de dissiper les richesses accumulées par un père avare. Avant 1846, Genève était administrée avec la plus stricte économie. Les budgets annuels se soldaient rarement par de légers déficits, à l’extinction desquels était affecté un fonds de réserve. Si quelque dépense extraordinaire devenait indispensable, on avait soin de la répartir sur plusieurs années successives, afin de ne jamais dépasser les ressources habituelles. Genève possédait un gouvernement à bon marché dans toute l’étendue du terme. Les révolutionnaires de 1846, à peine arrivés au pouvoir, eurent bientôt bouleversé cet ordre de choses. Il leur fallait des serviteurs dévoués, et pour en accroître le nombre ils ne virent rien de mieux que l’attrait de places lucratives. Les fonctions honorifiques durent disparaître, comme essentiellement favorables à l’aristocratie. L’exploitation du crédit public devint le premier objet des réformes radicales. Ce changement nécessitait de lourds emprunts ; mais les impôts, très modiques, restèrent les mêmes, sauf une seule taxe, qui ne pesait que sur la classe riche, et qu’on doubla sans que le peuple s’en émût. Emprunter pour lui faire de belles rues et de belles places, pour lui fournir du travail ou des pensions, c’était une méthode socialiste qui devait lui plaire. Quant au remboursement, il s’en inquiétait, il s’en inquiète encore assez peu. D’ailleurs il n’entend pas beaucoup les questions financières, et ses chefs l’éblouissent par la création de nombreux établissemens de crédit où, suivant le programme, la signature de l’ouvrier prolétaire doit être aussi valable que celle du plus riche capitaliste. Ainsi furent fondées la banque de Genève, la banque hypothécaire, la banque générale suisse, la caisse d’escompte, la caisse centrale de secours. Seulement la pratique ne ressemble pas tout à fait au programme, par la raison fort simple qu’une banque se ruinerait en voulant remplir à la lettre d’aussi absurdes conditions, ou bien serait obligée d’avoir recours aux subventions du gouvernement : triste moyen qui compromet toujours le crédit public[1].

  1. Deux ou trois fois déjà le grand-conseil a voté des prêts de ce genre, dont la conséquence la plus directe est d’habituer la classe ouvrière à compter sur les secours de l’état. On entre de cette manière dans la voie du socialisme, on ouvre la porte à des appétits dévorans, et, si les habitudes traditionnelles neutralisent en partie l’effet de si funestes mesures, ce n’en est pas moins une grave atteinte portée à la fierté républicaine qui jusqu’alors avait distingué le caractère genevois. Il y a de plus un autre péril : la confiance dont Genève jouit dans le monde financier est encore intacte ; mais ne pourrait-elle pas finir par être ébranlée, surtout s’il arrivait une de ces crises dans lesquelles on voit souvent les entreprises les mieux conçues et les plus prudentes faire naufrage ?