Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 19.djvu/619

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un but de promenade; mais il arrivait aussi que, pour rendre la fête plus complète, on choisissait pour théâtre du combat quelque point situé de l’autre côté de la rade, et l’on voyait alors dès le matin des steamers chargés de curieux se diriger vers le lieu indiqué. Il était rare que l’issue ne fût pas sanglante, même lorsqu’il ne s’agissait que de motifs futiles, comme dans les fréquentes occurrences de discussions de journaux; l’on put voir par exemple deux rédacteurs de l’Alta California et du Times and Transcript recharger chacun cinq fois leur carabine jusqu’à ce que le second tombât frappé d’une balle. L’article 11 de la constitution californienne excluait pourtant des fonctions publiques et même du droit d’élection tout citoyen convaincu, ou de s’être battu en duel, ou d’y avoir figuré comme témoin; par malheur ce n’était là qu’une simple disposition qui se transmettait d’un texte à l’autre à chaque création d’un nouvel état de l’Union, à peu près comme les formules dont on accompagne les actes publics, et certes, pour qui l’eût désiré, rien n’était plus facile que de voir figurer en champ clos les administrateurs du pays et jusqu’à ses juges, en un mot les fonctionnaires californiens de tout ordre.

Ces brutales allures n’étaient que trop bien entretenues par le vice terrible qui fait une si rude guerre aux races septentrionales, l’intempérance. Boire était devenu l’accompagnement obligé des affaires comme des plaisirs; on n’abordait pas un ami que la rencontre ne fût immédiatement suivie d’une invitation à aller prendre, pour me servir de l’expression consacrée, un drink, et l’étranger ne tardait pas à s’effrayer du nombre de drinks que pouvait ainsi représenter une promenade. Les bars ou débits de liqueurs étaient l’une des industries les plus productives de San-Francisco ; le nombre de ces débits, d’après un recensement fait en 1853, se montait à un pour quatre-vingts personnes, hommes, femmes et enfans. Dans l’intérieur des familles, le luxe de la table se ressentait naturellement du goût dominant de la population, et la durée des repas atteignait des dimensions dont les kermesses traditionnelles de la Flandre donneraient à peine l’idée. On allait même parfois jusqu’à changer de salle à manger en passant d’un service à l’autre, afin de mieux stimuler l’appétit des convives. Après le dîner sonnait le redoutable quart d’heure du pass-wine, puis venait le tour des gin-cocktails et de ces grogs énergiques, véritables critériums d’un gosier anglo-saxon, si bien qu’il était rare, quelle que fût d’ailleurs la solidité à laquelle une longue pratique donnait droit de prétendre[1], il était

  1. On entend encore quelquefois en Angleterre évaluer un homme par sa capacité d’absorption. Ainsi a four-bottle man sera déjà un convive respectable, que n’intimidera pas une quote-part de quatre bouteilles.