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on la passa sur une poutre, la foule s’en saisit, et au même instant la victime était en l’air, agitée pendant quelques minutes des sinistres convulsions d’une mort hideuse. Le corps resta ainsi suspendu plusieurs heures, pendant lesquelles se relevaient, pour tenir la corde, des spectateurs empressés de jouer un rôle dans ce drame de vengeance populaire.

Non loin du lieu où s’était accomplie l’expiation, j’en vis un jour la dernière scène représentée avec une vérité saisissante par une grossière lithographie collée à la vitre d’une échoppe : d’épais nuages roulant lourdement sur un ciel sombre; au premier plan, une multitude confusément pressée et à demi perdue dans l’obscurité; dans le fond, se profilant à la lueur de quelques torches fumeuses, la silhouette du supplicié, au-dessous duquel, comme un monstrueux serpent, se déroulait la chaîne de ses bourreaux volontaires. Au bas étaient les lignes suivantes : « Première exécution à San-Francisco. John Jenkins, convict de Sydney, vola une cassette dans la soirée du 10 juin, fut arrêté, jugé par un jury de la plus haute respectability, et condamné à être pendu. L’exécution eut lieu la même nuit à deux heures. On lui demanda s’il avait quelque chose à dire; il répondit que non, qu’il désirait seulement un cigare et un grog. On les lui donna. » Le chroniqueur des annales saint-franciscaines enregistrait de son côté le fait avec un laconisme non moins caractéristique : « Le comité de vigilance est enfin formé et fonctionne convenablement (is in good working order). Il a pendu cette nuit à deux heures un certain Jenkins pour avoir volé une cassette. »

Le lendemain, le coroner, fonctionnaire spécialement chargé de constater les décès, prit possession du corps. Les principaux membres du comité déposèrent devant lui, établirent sans le moindre ambage les faits tels qu’ils s’étaient passés, et en acceptèrent hautement l’entière responsabilité. Comme on pouvait s’y attendre, la déposition de M. Brannan fut particulièrement nette et explicite. «Le jugement, disait-il, a été impartialement rendu; l’accusé, il est vrai, n’avait pas de défenseur, mais on lui a accordé le privilège de faire appeler des témoins à décharge : il n’en a pu nommer qu’un, lequel, sans même le voir, a déclaré ne pas le connaître. Six ou huit témoins à charge ont déposé, mais sans prêter serment, etc. » Le coroner, après avoir relaté les circonstances de la mort, ajoutait qu’elle était le résultat de l’action préméditée d’une association s’intitulant comité de vigilance; il citait de plus les noms des neuf membres interrogés. Le lendemain, le comité riposta par un manifeste suivi des signatures.de cent quatre-vingt-trois personnes (on voit que son chiffre grossissait rapidement), assumant toutes la responsabilité que le coroner semblait vouloir faire peser