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aux impressions de ceux qui l’environnaient. Je la menais parmi les travailleurs qui, à l’aide du refouloir, écrasaient le raisin dans les hottes de bois destinées à le transporter au pressoir, où l’on achève de le broyer. Un peu étonnée de l’attention avec laquelle je suivais tous les détails de la vendange, Mlle de Haltingen me demandait si je voulais perfectionner la culture de la vigne sur les coteaux de Dragachani[1]. Ce n’est point sans dessein que j’essayais par les tableaux variés de la vie animée des champs de distraire Eléonora de ses préoccupations favorites. J’avais remarqué que son esprit s’écartait difficilement d’un certain cercle d’idées. Quand nous descendions l’étroite rue du village, pavée de petits cailloux, qui mène au lac en suivant la rive de la Veraye, nous passions devant le cimetière, sur lequel ses regards s’arrêtaient avec une inquiétante fixité. Plus d’une fois elle me vanta ce site, abrité par les noyers voisins contre les ardeurs du soleil, orné de quelques cyprès élancés, et dont les tombes ; suivant le poétique usage de la Suisse, sont entourées ou couvertes de belles fleurs soigneusement entretenues. J’avais toujours vu les hommes, même les plus résolus, n’envisager la mort qu’avec une terreur puérile et fuir toutes les images qui pouvaient les y faire penser. Eléonora était bien différente : la vie avait évidemment perdu toute valeur à ses yeux. L’expérience, la religion, la philosophie, fortifiaient chaque jour son détachement. Elle avait peine, malgré sa tendresse pour une mère adorée, à dissimuler tout à fait ses sentimens, « Ce sont nos préjugés, disait-elle, qui donnent à la mort une physionomie sinistre. Les soldats seuls savent se préserver de ces honteuses terreurs. Ils regardent le trépas comme un accident presque vulgaire, et marchent en souriant à travers la mitraille. N’est-il pas étrange que les païens aient été en cela si supérieurs à la foule des chrétiens ? Sans parler d’un Socrate ou d’un Caton d’Utique, les sectateurs du brahmanisme hindou, les Chinois disciples de Confucius ou de Fô, se résignent à la mort avec un calme bien rare parmi nous. Pourtant un disciple de l’Évangile, qui est la religion de l’immortalité par excellence, ne devrait pas accepter la vie éternelle comme un pis-aller, ni se cramponner à la terre avec une ardeur misérable. Par combien d’études plus ou moins insignifiantes nous laissons-nous attirer, tandis que personne n’apprend à mourir ! L’histoire prouve cependant que les peuples les plus attachés à la vie présente peuvent avec de l’énergie dompter les révoltes de la sensibilité. À la fin du XVIIIe siècle, quel Français ne savait pas mourir ? Les femmes les plus délicates marchaient aussi résolûment

  1. C’est là qu’on récolte le meilleur vin de la Roumanie.