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vions supposé. Nous savons qu’il n’a pas pour lui le bon droit, et cette certitude nous suffit pour ne plus rien redouter de lui. Et quel bonheur d’être enfin délivrés de l’opinion exagérée que nous nous étions formée! quelle joie de pouvoir enfin secouer cette espèce de respect superstitieux que nous inspirent les choses que nous redoutons en les détestant! quelle volupté adorable nous pénètre lorsque nous pouvons dire enfin : Ce terrible ennemi, eh bien! c’était un fantôme !

M. Prosper Enfantin vient de nous faire éprouver une de ces déceptions si douces qu’elles surpassent en douceur même les sensations agréables si bien décrites par le poète Lucrèce : Suave mari magno, etc. Enfant, nous entendions parler de lui comme du fondateur d’une religion nouvelle, et alors il nous frappait comme une énigme inexplicable; depuis lors, et pendant de longues années, il s’était présenté à notre imagination avec un caractère très marqué d’étrangeté quasi-poétique. Les scènes bizarres de la salle Taitbout, la scission dramatique avec Bazard, la retraite à Ménilmontant, entouraient sa personne de fantasmagories surprenantes, sinon surnaturelles. Si ce n’était pas un prophète illuminé de l’auréole divine et transfiguré dans une lumière incréée, c’était au moins un magicien savant dans l’art des sorcelleries, doué de la puissance de séduire et d’égarer. N’est pas magicien qui veut! Il nous apparaissait toujours sous la forme du prêtre-roi, qui doit être beau, commandant aux forces de la nature, subjuguant les volontés, troublant les cœurs faibles. Ses disciples et ses amis augmentaient encore le prestige qui l’entourait; leurs talens incontestables ne servaient qu’à rehausser sa personne. Combien il devait être supérieur, celui qui avait réussi à se faire appeler le père par tant d’hommes de savoir et de mérite! Il fallait bien qu’il eût en lui une force réelle pour se faire servir avec dévouement par des esprits qui n’étaient ni hallucinés, ni prédisposés par nature à l’enthousiasme, mais qui au contraire, ainsi que l’expérience l’a suffisamment prouvé, étaient les esprits les plus sagaces, les plus pratiques, les plus amis du fait et de la réalité que l’on puisse citer. Plus grande encore fut notre surprise lorsque nous apprîmes que cette puissance avait survécu à la dispersion de la société, et que Prosper Enfantin, fils spirituel de Saint-Simon, ex-prêtre-roi, ex-inventeur de la femme libre, qui était devenu pour tout le monde M. Prosper Enfantin tout court, était encore pour ses disciples le père, comme aux jours héroïques de Ménilmontant. Comment! voilà un homme qui réussit à faire ce que personne ne peut faire de notre temps, une famille! voilà un homme qui réussit à grouper autour de lui une élite d’intelligences qu’il conseille, qu’il surveille, qu’il dirige, auxquelles il impose