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s’en détourne avec horreur. A-t-il tort ? Non, car elles sont répugnantes en effet ; la preuve en est dans les soins minutieux et délicats dont le civilisé entoure l’accomplissement de la plupart d’entre elles, que ne rendrait pas plus agréables l’épithète de sainte prodiguée à profusion. Mais la nature se moque de nos préférences et de nos répugnances, car ses lois, dont notre organisme tout entier n’est qu’une des nombreuses applications, existent au dehors et au-dessus de nous, et elle les applique, ces lois, fatalement, nécessairement, en nous et par nous, indifféremment pour nous et contre nous.

M. Enfantin m’a permis de vérifier une fois encore une observation faite depuis longtemps : il n’y a pas dans le monde de l’esprit de plus frappant contraste que celui qui existe entre les prétentions des utopistes et les ressources dont ils disposent. Ils nous paraissent originaux et excentriques ; mais, si on analysait avec soin le caractère de cette excentricité, on verrait qu’elle vient non pas de ce qu’ils comprennent plus de choses, mais de ce qu’ils comprennent moins de choses que les autres hommes. Leur originalité consiste dans la pauvreté de leur pensée. On croirait au moins qu’en leur qualité de prophètes ils brillent par l’imagination: erreur, il n’y a rien de moins riche que l’imagination d’un utopiste. Et puis ils gâtent tout ce qu’ils touchent, et trouvent moyen d’amoindrir les plus belles choses. Vous leur donnez Spinoza, ils vous rendent le Système de la Nature ; vous leur donnez Jean-Jacques Rousseau, ils vous rendent la fête de l’être suprême. Il en est ainsi de M. Enfantin. Ce beau prophète jouit du singulier privilège d’enlaidir tout ce qu’il touche. Il affirme à plusieurs reprises qu’il sent vivre en lui saint Paul, Turgot et Condorcet ; je plains ces illustres morts. Quel péché ont-ils donc commis contre l’esprit pour être enfermés dans ces limbes ? Il n’y a pas jusqu’aux intuitions de génie de son maître Saint-Simon, — la société considérée comme un organisme vivant, l’idée d’une organisation scientifique de la société, la nécessité d’une alliance entre le sentiment religieux et les sciences naturelles, — qu’il ne trouve moyen d’appauvrir. M. Enfantin est panthéiste, si tant est que sa pensée se rattache sérieusement à un système quelconque ; eh bien ! son panthéisme se présente sous la forme la plus puérile, la plus grossière, la plus primitive qui se puisse imaginer. Il nous ramène à l’enfance des sociétés, et prêche à grand renfort de mauvaises formules scientifiques un fétichisme comparable au fétichisme symbolique des anciens Égyptiens. « Insensé qui croyez que Dieu est le caillou que vous foulez aux pieds, l’herbe que mangent vos chevaux ! » écrivait un grand panthéiste à un jeune homme qui se méprenait sur le sens de ses doctrines. M. Enfantin comprend le panthéisme à la manière de ce jeune lecteur. Ce