Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 19.djvu/750

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une puissance de style qui était toute nouvelle pour les oreilles françaises, fit tressaillir la salle entière. Les défenseurs du progrès dans les arts, qui n’étaient pas plus intelligens alors qu’ils ne le sont aujourd’hui, ne se doutaient pas que Mme Pisaroni était l’élève d’une savante école de chant qui avait existé avant Rossini. Mme Malibran, dans son ardeur de conquêtes, a chanté tour à tour la partie de Sémiramis et celle d’Arsace jusqu’en 1832, époque où Mlle Grisi prit possession de ce magnifique rôle de la reine de Babylone, dont elle a été la personnification la plus splendide, car pour la femme qui doit représenter au théâtre un personnage comme Sémiramis ou Armide, c’est presque une nécessité de répondre à l’imagination du public par une stature élevée et la beauté des formes. Mlle Grisi remplissait alors toutes les conditions d’un rôle aussi difficile. La partition de Semiramide, le dernier opéra que Rossini a écrit en Italie, est trop connue pour que nous ayons besoin d’en signaler les beautés diverses. Cependant, comme nous avons entendu prononcer à cette occasion les mots de formes vieillies par quelques représentans superbes de l’idée du progrès, et que l’intelligence du public lui-même nous a paru n’être plus à la hauteur du chef-d’œuvre qu’on livrait à son appréciation, on nous permettra quelques observations sur un sujet qui en vaut certes la peine.

C’est un lieu-commun de dire que toute manifestation des sentimens et de la pensée de l’homme porte nécessairement la trace du temps et du coin de terre où il s’agite. Quelle que soit la puissance créatrice du génie, celui-ci ne peut se soustraire ni à la loi de succession qui pèse sur toutes choses, ni au milieu qui l’enveloppe de toutes parts. Comme les plantes et le chêne le plus vigoureux, le génie, aussi bien que les plus simples des mortels, vit, comme on dit vulgairement, de l’air du temps et se nourrit des sucs de la terre où il a pris racine. Le génie n’est point une force absolue qui produise partout et toujours les mêmes phénomènes ; il est une résultante de l’inspiration individuelle, du pays et du siècle qui l’ont suscité. Transportez, par exemple, le génie de Shakspeare sous la reine Anne, faites-en un contemporain de Pope et de Fielding, et vous n’avez plus les mêmes traits, le même idéal, mélange de grâce enchanteresse et de sauvagerie, de grossièreté et d’innocence, de naïveté divine et de profonde connaissance du cœur humain. Dante eût-il pu concevoir et achever son mystérieux poème, s’il n’eût été un génie italien et catholique, vivant dans un siècle de foi et d’investigations philosophiques, dans une société bouleversée par la guerre civile et des passions atroces ? Évidemment non. La Divine Comédie porte bien la marque du XIIIe siècle, elle n’a pu être produite que par un contemporain et un compatriote de saint Thomas d’Aquin. Il semblerait que la musique, le plus spiritualiste de tous les arts, comme le qualifient les philosophes allemands, bien que cette qualification lui convienne moins qu’à la poésie, qui est fille de la parole, l’organe immédiat de la passion et de l’intelligence ; il semblerait, dis-je, que la musique devrait être plus indépendante du temps, des mœurs et du milieu extérieur où elle se déploie. Née d’un souffle de l’âme qui n’emprunte à la nature qu’un seul élément matériel, le son, la musique devrait être aussi al)solue, aussi invariable que le sentiment dont elle est la révélation. Mais quoi ! la musique, c’est l’homme qui l’a créée,