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pour les peuples sans marine une cause manifeste d’infériorité. Qu’on repasse l’histoire de nos anciennes guerres continentales, et l’on verra l’action navale se borner toujours à quelques dégâts causés aux villes maritimes par des bombardemens plus effrayans que dangereux et à des dommages plus ou moins sérieux infligés au commerce. En supposant par exemple une guerre engagée entre la France et la maison d’Autriche dans les conditions où elle se faisait Aux deux derniers siècles, notre flotte aurait tout au plus servi à bloquer Trieste et Raguse. Quelques milliers de tonnes de sucre auraient dû pénétrer en Autriche par des ports neutres et à un prix proportionné aux difficultés et aux risques du transport; le Lloyd autrichien, s’il avait existé, aurait été obligé de suspendre ses services de paquebots, et tout aurait été dit. Tout cela aurait été sans la moindre influence sur le sort de la guerre. Il en est tout autrement du jour où la force navale s’ajoute à la force militaire en lui fournissant la possibilité d’aller à de lointaines distances frapper des coups imprévus et décisifs. Dès lors, qu’on nous passe cette comparaison, entrent en jeu sur l’échiquier militaire des pièces nouvelles, dont la marche soudaine, secrète, irrégulière, bouleverse tous les calculs, et assure à celui qui possède de semblables moyens d’action des avantages incontestables. Nous n’ignorons pas que la proposition peut se retourner, et que si la France, avec ses escadres unies à ses armées, peut faire à ses ennemis des maux incalculables, elle en a autant à attendre, si l’on est pourvu contre elle des mêmes armes. Nous examinerons tout à l’heure les chances diverses que ce nouvel état de choses fait à chacune des grandes puissances européennes; pour le moment, nous nous bornons à rechercher les moyens d’agression dont la France dispose, et, sur ce qu’elle a fait dans la guerre de Crimée, nous voulons mesurer jusqu’où elle pourrait porter l’application du système de guerre qui nous occupe.

On a vu plus haut comment 60,000 hommes purent être transportés de Varna à Old-Fort en une semaine, et comment l’assemblage nombreux de bâtimens qui les transportaient navigua tout ce temps avec ordre et sûreté. Il nous est donc permis de poser en principe qu’une flotte suffisante pour porter une armée de 60,000 hommes peut être réunie et maniée sans grave difficulté, qu’un tel armement n’a rien d’excessif. Réduisons maintenant de 60 à 50,000 le chiffre des soldats mis à bord, et remplaçons les 10,000 hommes ainsi supprimés par le nombre de chevaux nécessaires pour donner à l’armée embarquée sa proportion ordinaire de cavalerie, qui manquait entièrement à notre armée de Crimée. Il est évident que ce détachement de 50,000 hommes, infanterie, artillerie, cavalerie, pourra toujours être fait par la France dans une grande guerre con-