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de la mer. On n’a pas été accoutumé jusqu’à ce jour à considérer la Russie comme une puissance maritime de premier ordre, et cela était fondé; mais elle est en train de profiter des avantages que l’emploi de la vapeur donne aujourd’hui aux nations où la marine est une nécessité politique sans être une nécessité d’existence, et tout annonce que bientôt sa flotte pourra compter à l’égal de la nôtre. Les chefs, à en juger par ses héros de Crimée, Nachimof, Kornilof, Istomine, ne lui manqueront pas, et elle nous a prouvé, sur le lointain théâtre des mers de Tartarie, qu’elle peut unir dans ses entreprises le bonheur et l’habileté[1]. Pour le moment, elle n’a de ports et de flottes que pendant la période de l’année où les uns et les autres ne sont point enfermés dans les glaces. C’est là une cause grave d’infériorité, mais cela ne suffirait pas pour empêcher ses escadres de venir, à leur moment, se mesurer avec les nôtres, et si le sort des armes se tournait contre nous, nous serions exposés à voir un débarquement de Cosaques sur l’endroit le moins gardé de nos côtes. Se figure-t-on la perturbation que causerait un pareil événement, s’il survenait par exemple pendant que la France serait engagée dans quelque grande lutte sur le Rhin ou en Italie? Cette simple hypothèse, les réflexions qu’elle suggère, dispensent de tout raisonnement pour faire comprendre l’étendue des maux que ce système d’expéditions mixtes peut produire. La marine à vapeur, avec sa faculté de s’éloigner des rochers et des bancs quand elle le veut, aborde partout où elle trouve une profondeur d’eau suffisante pour flotter et pour jeter l’ancre. Elle n’a plus besoin de ports ni d’abris; si peu que le temps soit maniable, tout endroit lui est bon, et elle peut débarquer des soldats sur une foule de points regardés dans nos guerres passées comme inaccessibles, et par conséquent laissés sans défense. Combien y a-t-il de ces points d’attaque que l’on ne soupçonne pas, et qu’il suffirait de nommer pour causer de vives alarmes! Avec une promenade de touriste sur le littoral européen, ou même avec la simple étude des cartes, un œil un peu exercé découvrira des combinaisons de guerre dont il n’existe aucune trace dans le passé, malgré les luttes séculaires dont notre continent a été le théâtre. C’est que le passé n’avait même pas entrevu les moyens d’exécution dont nous disposons aujourd’hui. Que n’aurait pas donné Napoléon pour qu’il lui fût possible de faire trouver à un jour nommé 50,000 hommes sur tel point inconnu des côtes de la Prusse, de l’Autriche et de la Russie! Napoléon ne pouvait songer à de pareilles combinaisons, non pas seulement parce que la vapeur n’existait point, et qu’il était impossible de donner des bases certaines à des

  1. Voyez la Revue du 1er août et du 1er septembre 1858.