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chemin, il ne retourna jamais sur ses pas, et sa vie, quelque diverse qu’elle ait été, en conserva une triste unité. Il n’imita point ces écrivains qui commencent par cueillir toutes les fleurs de la popularité, et qui ne rompent en visière au monde que lorsque le monde les a rassasiés de flatterie. Sa misanthropie ne fut point chez lui un dernier moyen d’étonner les hommes ; elle naquit le jour où il se mêla à eux, et le suivit jusqu’à la tombe. Il eut d’ailleurs l’honneur de choquer la société anglaise par son indépendance avant de la choquer par ses erreurs. Il n’était point si aisé de la scandaliser aux beaux jours du régent, et les gens qui se cotisaient pour faire une pension à Brummel auraient sans doute passé quelques faiblesses à un grand poète. Byron mit par malheur contre lui tous les préjugés anglais, et dès lors il fut perdu. Il aurait pu stigmatiser cette société en valant mieux qu’elle ; il aima mieux la haïr en l’imitant. Le temps creusa chaque jour l’abîme qui le séparait d’elle. Pas une main amie n’avait pressé la sienne quand il alla prendre son siège à la chambre des lords. Une amertume profonde s’empara de cette âme fière, sensible et intraitable. Il avait dans le sang toute la fougue aventureuse de sa race développée par une détestable éducation. Il ne s’arrêta point pour écouter le murmure flatteur de la foule, qui saluait en lui un grand poète. Il s’exila du monde à ce temps de la vie où l’on croit au monde, et son existence ne s’éclaira plus dès lors que de rares et fugitifs rayons de bonheur.

Si cependant il faut en croire le charmant petit poème du Songe (the Dream) et des confidences bien souvent répétées, la fierté blessée n’eut qu’une part médiocre dans la misanthropie de lord Byron. Elle remontait dans ses souvenirs à une source plus élevée, l’amour trompé. Nous voudrions le croire, car si cette éternelle histoire des cœurs brisés n’est que bien rarement une histoire véritable, elle devrait l’être au moins pour les poètes qui la racontent. Il semble cependant que le premier effet d’un pareil désespoir devrait être de tarir au fond du cœur la source de toute poésie. La douleur qui chante sera un jour consolée. Le chant est l’expression naturelle de la mélancolie, de l’attente et du regret, mais non du désespoir. Desdemona sent quelque chose de sombre qui s’agite autour d’elle : elle chante alors, bercée par ses souvenirs, le Saule, une vieille chanson de son enfance. Si, au lieu de l’étouffer, le Maure renvoyait la pauvre enfant à son père avec la honte sur le front, il faudrait qu’elle mourût ou qu’elle devînt folle. Les artistes tiennent le milieu entre les âmes religieuses qui prient et se consolent et les âmes simples qui meurent de tendresse brisée ; ils se consolent et se souviennent. La douleur passe sur leur âme, violente comme l’ouragan ; elle la courbe un moment jusqu’à terre et semble