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entrevoir quelque moyen nouveau d’ajouter à la puissance et à la grandeur de notre pays, nos vœux seraient comblés. Ils le seraient bien davantage, si la pensée des maux que les grandes guerres traînent toujours après elles, et qui s’accroîtraient aujourd’hui dans une proportion si redoutable, contribuait à faire mieux apprécier les bienfaits de la paix à ceux qui nous auront lu. Nous ne sommes pas assurément de ceux qui chérissent la paix plus que l’honneur, et nous croyons que, pour défendre le sien, un peuple doit toujours être prêt à tirer l’épée. Autant que personne nous comprenons et nous ressentons l’émotion du combat, l’attrait du danger et les séductions de la gloire ; mais nous en avons assez vu pour avoir appris à connaître toutes les calamités de la guerre. Les succès de nos soldats en Crimée nous ont fait battre le cœur, et pourtant que de fois ne nous ont-ils pas paru trop payés du sang de tous ces jeunes hommes, l’élite de notre génération, morts là-bas, à la voix de l’honneur et du devoir! Leur absence a laissé parmi nous des vides irréparables. Cette pensée m’a saisi de la manière la plus poignante lorsqu’il m’est arrivé de parcourir les cimetières dont l’armée française a couvert le plateau de la Chersonèse. Un soir surtout, accompagné d’un officier russe, je cherchais au cimetière du Clocheton le nom d’un ami parmi ceux qui se pouvaient lire encore sur les croix et les pierres funéraires. Beaucoup de croix étaient renversées, et nous essayâmes en vain, mon compagnon et moi, d’en relever quelques-unes. Le bois était pourri et emportait avec lui dans un éternel oubli le nom qui lui avait été confié. Les inscriptions faites sur la pierre étaient mieux conservées, et en écartant les scabieuses et les pieds-d’alouette sauvages près des monumens du colonel Guérin et de M. de Cargoüet, je lus sur une simple pierre ces mots : Aux officiers du 14e de ligne morts en Crimée ! — Je me rappelai aussitôt l’un de ces grands récits dont les vieux soldats de l’empire avaient nourri mon enfance, celui de la destruction du carré du 14e à la bataille d’Eylau et de la sépulture donnée au corps d’officiers tout entier dans une même fosse, avec cette inscription : Ci-git le corps d’officiers de l’infortuné 14e ! — Eylau! la Crimée, vastes et glorieuses hécatombes, à quoi avez-vous servi?...


Une question comme celle qui est traitée dans les pages qu’on vient de lire a pour longtemps sa place marquée au premier rang des préoccupations de notre siècle. Aussi aimerait-on à voir l’attention des hommes spéciaux se porter de plus en plus sur les nouveaux problèmes qui se posent dans l’art de la guerre. Si d’utiles études se continuaient sur ce grave sujet, on s’applaudirait ici d’avoir aidé à les provoquer, et de pouvoir les mettre en lumière.


V. DE MARS.