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qui se déroule sous leurs yeux. Béatrice Cenci, toute pure et vaillante qu’elle est, n’a point et ne peut avoir de paroles pour exprimer la honte de sa flétrissure, elle ne trouve son éloquence que devant ses bourreaux. Où sont ces contrastes d’horreur et de poésie, ces élans de la conscience bourrelée de remords, ces alternatives de bons et de mauvais instincts qui nous émeuvent jusque sur les forfaits de Macbeth ? Pour peindre la nature humaine, il faut sentir comme tous les hommes et les observer. Shelley avait l’âme aussi solitaire que l’esprit ; son imagination était naturellement fantastique, non pas de cette fantaisie brillante qui n’est que l’exubérance de la vie, de cette fantaisie de Shakspeare que Coleridge a comparée au sifflement d’une badine agitée dans l’air par un joyeux et vigoureux garçon un beau matin de printemps, mais de cette fantaisie qui naît et s’éteint dans le vide, et ne s’aventure que dans les régions inexplorées. L’intelligence nette et sensée de l’Angleterre a mis longtemps à comprendre Shelley, et tel l’imite aujourd’hui qui aurait peut-être de la peine à l’expliquer.

Tel est l’étrange talent dont l’influence développa tout un côté nouveau dans le génie de Byron. Byron n’admirait cependant de tous les vers de Shelley qu’un fragment terne et insignifiant ; mais il subit la domination de son esprit. Un grand charme l’attira d’abord vers Shelley. Shelley avait pour lui la plus précieuse des qualités sociales, une absence complète de préoccupation personnelle. Il n’y avait rien à graver sur le marbre lisse et poli de son âme. Byron se laissa prendre tout doucement à cette facile bonhomie. M. Trelawny n’hésite point à déclarer que Shelley était le plus aimant et le plus sensible des hommes ; mais j’ai peine à croire à une sensibilité sur laquelle la douleur vient s’émousser sans laisser ni trace ni blessure. Renié par les siens, banni de son pays, Shelley n’avait point l’ombre d’amertume contre personne. C’est qu’en réalité il n’était guère plus occupé des autres que de lui-même. C’était un pur esprit égaré dans un corps. Il faisait mieux que mépriser la guenille que son esprit avait revêtue ici-bas, il n’y pensait pas. Il était un parfait modèle de l’ataraxie stoïcienne[1]. Un pareil caractère était et devait être d’une parfaite égalité. Comme on l’a dit de Napoléon,

Sans haine et sans amour, il vivait pour penser.
  1. Nous savions déjà par Th. Moore cette aventure du lac de Genève où Byron et Shelley faillirent se noyer dans une tempête. Il avait fallu une discussion très vive pour persuader Shelley de se laisser sauver. Un autre jour, il se jeta la tête la première dans une profonde flaque d’eau pour apprendre à nager, et il fallut que M. Trelawny allât le chercher tout au fond de l’Arno, où Shelley ne remuait ni plus ni moins qu’une souche, et faisait des réflexions philosophiques sur la manière la plus commode de sortir de ce monde.