Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 19.djvu/870

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à comprendre la vivacité. Le front haut et la parole ferme, le duc d’Aiguillon comparut devant ces robes longues, pour lesquelles le dernier des hommes d’épée affectait alors le plus profond dédain. L’accusé d’ailleurs se montra calme, parce que, fort capable dans l’occasion de mépriser le péril, il savait bien que pour lui le péril même n’existait pas. Il avait formé avec la favorite une liaison dont la véritable nature reste incertaine, mais dont l’effet avait été de le rendre plus puissant sous le coup d’une accusation que ne l’était le duc de Choiseul tenant encore un portefeuille sous chaque bras. Dans la cause du duc d’Aiguillon, Mme Du Barry voyait la sienne, et le roi, catéchisé chaque matin dans le boudoir de sa maîtresse en face d’un tableau de Charles Ier d’Angleterre, excité d’ailleurs dans sa seule passion politique, frémissait d’impatience de retirer sa couronne du greffe, et de faire quitter à la royauté la sellette où des sujets ne craignaient pas de la faire asseoir dans la personne d’un homme qui en avait été, au sein d’une grande province, le représentant toujours approuvé.

L’heure de la crise allait sonner, et le chancelier, heureux de servir à la fois ses convictions et ses ressentimens, s’offrait pour accomplir un acte dont ni Richelieu ni Louis XIV n’avaient jamais conçu la pensée, car les gouvernemens faibles se laissent seuls acculer à de pareilles extrémités. Supprimer tous les parlemens, et dans un royaume dont une grande magistrature formait la clé de voûte fonder l’administration de la justice sur un système entièrement nouveau, un coup aussi hardi ne pouvait être porté que par des hommes résolus à jouer leur tête. Le succès des entreprises violentes n’est possible que par ceux qui en ont eux-mêmes conçu la pensée. D’Aiguillon, Maupeou et Terray pouvaient seuls en 1771 être ces hommes-là; mais il fallait tout d’abord écarter Choiseul, et ce fut l’affaire de Mme Du Barry. Louis XV hésita toutefois plus longtemps qu’on n’aurait pu le croire entre la nouvelle favorite et le spirituel causeur qui charmait son esprit; peut-être même aurait-il encore ajourné l’ordre de sa retraite, si celle-ci n’avait été nécessaire pour conserver la paix maritime, objet constant des sollicitudes du roi. Assuré par des rapports secrets que le cabinet espagnol, excité par le duc, était sur le point de déclarer la guerre à l’Angleterre et de réclamer de tous les princes de la maison de Bourbon l’exécution du pacte de famille, il signa aux derniers jours de décembre 1770 la lettre de cachet qui exilait Choiseul à Chanteloup. Quelques heures après, celui-ci quittait la cour, plus puissant dans le pays que le vieux roi dont il se séparait pour jamais. Enivré d’hommages universels, entouré par tous les soins de l’amitié, ménagé par toutes les prévoyances de l’ambition, le duc vécut dans une magnifique