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bien le reconnaître, le blocus formé par les Pyrénées, les Alpes, la Manche et le Rhin : c’est lui qui a fait rayonner les idées françaises de Paris à Pétersbourg, à Berlin, à Londres, à Naples et à Madrid; c’est Voltaire qui a popularisé Racine, ce sont les incrédules qui ont fait connaître à tous les peuples policés Pascal et Bossuet. Frédéric et Catherine, correspondans ordinaires des philosophes, Stanislas-Auguste, l’ami presque respectueux de Mme Geoffrin, Gustave III, Christian VII, Joseph II, Léopold de Toscane, tous les ministres des Bourbons à Madrid, à Naples et à Parme, vivaient par la pensée dans la cité fatidique dont aucune défaite ne voilait la splendeur, dont aucun scandale n’infirmait la puissance. Le premier devoir, comme le plus grand bonheur des princes, était de la visiter en déposant à ses portes tout l’appareil de leur grandeur, et lorsque cette joie suprême leur était interdite, on les voyait s’incliner respectueusement vers elle comme les musulmans vers la ville sainte. Il n’était guère d’années où ne s’accomplît l’un de ces royaux pèlerinages durant lesquels de simples hommes de lettres rendaient en popularité à d’augustes visiteurs plus qu’ils n’en recevaient en prévenances ou en bienfaits. Des missions accréditées maintenaient d’ailleurs des relations journalières entre le centre intellectuel du monde et la plupart des cours. A l’affût des nouvelles de Ferney et de la chronique de l’Académie comme un ambassadeur l’est aujourd’hui des secrets d’une chancellerie, le baron de Grimm, faisant voyager ses courriers chargés des petits vers de Voltaire et de la lourde prose de son ami Diderot, voyait ses services littéraires rémunérés comme des services diplomatiques.

Le moyen qu’un peuple aussi gâté par les rois ne prît pas au sérieux son génie, sa gloire, cette prochaine régénération de l’humanité annoncée par la philosophie contemporaine? Comment s’étonner des enivremens d’une société où l’orgueil de l’esprit couvrait toutes les faiblesses du cœur, et qui, libre de tout frein dans la conduite, de toute limite dans les espérances, croyait marcher vers la vérité par la voie douce et fleurie d’un épicurisme pratique? Sans ouvrir ici un débat sur la philosophie du XVIIIe siècle, ces études demeureraient sans conclusion si je ne disais en les terminant quelque chose de l’influence qu’allaient exercer sur l’avenir les idées à la naissance desquelles on vient d’assister.

Que de soucis l’observateur attentif ne devait-il pas prendre des vagues perspectives au-devant desquelles chacun courait avec une si radieuse confiance! Les seules révolutions faciles, je dirai volontiers les seules qui réussissent, sont celles dont le but est par avance nettement défini. Telle fut la révolution de 1688 en Angleterre, telle fut encore, dans le temps même qui nous occupe, celle de 1772 en