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son royaume. Ainsi, dans cette société si menacée, vient se joindre à la lutte ardente des passions et des doctrines l’énervant travail de toutes les vanités blessées.

Une seule de ces trois forces aurait pu faire contre-poids aux tendances des deux autres. Les parlemens disposaient au XVIIIe siècle d’une immense autorité morale, pleinement justifiée par leurs vertus, leurs lumières et l’ensemble d’une existence généralement grave et pure. En contact journalier avec la bourgeoisie, dont ces grands corps formaient la tête, ils exerçaient une influence simultanée sur la haute administration, à laquelle ils fournissaient ses membres principaux, et sur le peuple, qui les voyait s’émouvoir seuls du soin de ses intérêts et de l’amertume de ses souffrances. Quoique sans titre constitutionnel à une action politique, les parlemens étaient donc alors des intermédiaires presque nécessaires entre la royauté et le pays. S’ils avaient accueilli les projets utiles, les innovations fécondes, avec le même empressement qu’ils mirent à s’en déclarer les ennemis, si du ministère de Richelieu à celui de Turgot ils n’avaient pas opposé un systématique veto à toutes les idées nouvelles, s’ils s’étaient inspirés enfin de l’esprit du patriciat britannique, qu’ils dépassaient en savoir comme en vertus, et s’ils avaient protégé la couronne contre des périls sérieux, au lieu de combattre des usurpations chimériques, les parlemens auraient pu rendre à la France le plus signalé service qu’un peuple soit en mesure de recevoir, celui de prévenir une révolution en la rendant inutile. Malheureusement la magistrature française, si admirable dans l’exercice de ses fonctions, avait des instincts éminemment contraires à un pareil rôle, et jamais de plus nobles qualités ne furent dépensées avec un éclat plus stérile. Dans ces jours d’impuissance et d’entêtement, une sénilité frivole parut devenir le caractère des hommes comme celui des choses. Cette société, qui n’a plus assez de vie pour se transformer, est représentée par des types qui reflètent son génie tout entier : c’est Calonne, brouillon hardi, qui rassure la cour en la trompant; c’est le cardinal de Brienne, où l’homme du monde ne laisse plus soupçonner le prêtre; c’est le vieux comte de Maurepas, qui voudrait mettre toute l’histoire de France en chansons; c’est enfin d’Espréménil, qui se refuse à rendre aux protestans le bénéfice d’un état civil, et vocifère contre l’autorité royale avec la verve d’un montagnard : tristes représentans d’une société finie, trop aveugles pour pressentir la tempête et trop faibles pour lui résister !


L. DE CARNE.