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longues guerres entre les tribus, d’implacables vendette entre les familles. De tous côtés les têtes roulent, les cabanes se remplissent de glorieux trophées, et les vainqueurs rapportent à leurs fiancées l’horrible prix de leur adresse ou de leur bravoure. En racontant ces détails, Mme Pfeiffer estime que le système de la décapitation pratiqué chez les Dayaks est inspiré plutôt par la superstition que par la cruauté. L’idée de vol est complètement étrangère à ces assassinats. Quand les Dayaks entreprennent une expédition de concert avec des Malais, ils dédaignent le butin qu’ils laissent à leurs cupides alliés et ne se réservent que les têtes. On serait donc tenté d’invoquer pour eux cette circonstance atténuante, qu’ils ne tuent pas pour piller et qu’ils cherchent surtout dans le sang versé la satisfaction d’un misérable point d’honneur. Qu’est-ce que la vie aux yeux de ces sauvages? Ils ne la comptent pour quelque chose qu’au moment de la récolte du riz; alors il s’établit entre les tribus une sorte de trêve, les expéditions sont ordinairement ajournées après la moisson, le cri d’amok est suspendu, et tous les bras sont occupés à ramasser à la hâte les produits de la terre : singulière intermittence qui n’a été d’abord observée que comme un trait curieux de la vie des Dayaks, mais qui indique en même temps la solution du problème que la civilisation doit résoudre tôt ou tard dans ces contrées. Le succès est certain là où la notion du travail, si faible qu’elle soit, peut cependant dominer les mauvais instincts de la superstition. Lorsque par le contact avec les étrangers les tribus de Bornéo auront vu s’accroître leurs besoins, trop aisément satisfaits aujourd’hui par quelques gerbes de riz, lorsqu’elles commenceront à apprécier les rudimens du bien-être et à rechercher les profits du commerce, leurs récoltes deviendront plus abondantes, la durée des moissons sera plus longue, et peu à peu se multiplieront les périodes de trêve. L’expérience tentée par sir James Brooke remonte à une date encore trop récente pour avoir produit de sérieux résultats; cependant la physionomie morale de la petite principauté de Sarawak est déjà bien différente de celle que présentent les tribus indépendantes de Bornéo.

On comprend que le commandant du fort de Sacarran ne fût pas trop rassuré en voyant Mme Pfeiffer décidée à visiter ces tribus, sur lesquelles il n’exerçait aucune autorité, et qui pouvaient être tentées de se procurer fort aisément, pour l’ornement de leurs cabanes, la tête d’une femme européenne. La voyageuse fut cependant assez bien accueillie au premier village : elle distribua des poignées de main aux Dayaks, caressa les enfans, fit à propos quelques présens, se concilia les bonnes grâces de la tribu, qui l’hébergea de son mieux, et lui fournit pour la nuit ses plus belles nattes après un