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féroces. Le gouvernement n’alloue qu’une prime de 10 roupies (25 fr.) par tigre tué : ce n’est pas cher pour un pareil gibier. — Voilà, en raccourci, les incidens et les rencontres que réserve aux touristes une excursion à Sumatra.

Nous arrivons enfin avec Mme Pfeiffer sur les frontières des Battaks. De même que les Dayaks de Bornéo, les Battaks de Sumatra se divisent en deux grandes fractions ou tribus, dont l’une conserve encore son indépendance, et dont l’autre reconnaît depuis quelques années la domination des Hollandais. Tant qu’elle voyagea sur le territoire de la tribu soumise. Mme Pfeiffer fut tout à fait en sûreté; mais par les récits des rajahs et du peuple elle put juger des périls qui l’attendaient, si elle persistait à aller plus loin. « Ma résolution, dit-elle, était fermement prise; je demandai seulement s’il était vrai, comme le rapportaient plusieurs relations de voyageurs, que les Battaks ne vous tuaient pas tout de suite, mais vous attachaient vivans à des poteaux, vous coupaient de petits morceaux de chair et les mangeaient avec du tabac et du sel. Cette lente agonie m’aurait un peu effrayée. On m’assura unanimement que les Battaks n’infligeaient ce supplice qu’aux grands criminels. Les prisonniers de guerre sont attachés à un arbre et décapités; on recueille leur sang, et on le boit pendant qu’il est encore chaud, ou on le mange avec du riz cuit. Ensuite on procède au partage. Les oreilles, le nez, le foie et la plante des pieds appartiennent exclusivement au rajah, qui reçoit en outre sa part du corps. On rôtit ordinairement la chair et on la mange avec du sel. Il n’est pas permis aux femmes de prendre part à ce festin. Les rajahs m’assurèrent avec un air de grande conviction que la chair humaine avait bon goût et qu’ils voudraient bien en manger. » Après avoir obtenu de la bouche des Battaks civilisés, comme on les appelle assez généreusement pour les distinguer des Battaks indépendans, ces précieuses informations, Mme Pfeiffer se fit donner des guides, mit ses papiers en ordre, les confia aux soins du fonctionnaire hollandais de la station-frontière et s’enfonça résolument dans le pays des cannibales.

Il ne fallait plus songer à voyager à cheval. Pas de sentiers tracés: des ravins boueux des montagnes escarpées, d’épaisses forêts; tous les jours de fortes ondées, impuissantes à rafraîchir la température, qui s’élevait souvent à plus de 40 degrés. Il y avait là de quoi dompter la plus robuste constitution. Les Battaks peuvent reposer tranquilles à l’abri de ces barrières naturelles, qui les défendent contre l’invasion et la conquête. Cependant, lorsque après deux ou trois journées de marche et d’ascensions très pénibles on a franchi les premiers obstacles, on arrive à la région des vallées, dans un pays couvert de villages ou uttas, assez peuplé, bien cultivé. Ce